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sérieuse; elle prouva malheureusement aussi combien dans cette question d’Orient l’accord est difficile à maintenir entre les puissances, leur nombre ne serait-il que de deux.

Le soir d’un jour d’octobre 1571, au moment où le sombre hôte de l’Escurial assistait aux vêpres dans la chapelle, un courrier essoufflé, traversant l’enceinte sacrée, vint glisser à l’oreille du roi une parole haletante. Le visage de Philippe resta impassible, et de ses lèvres ne tomba que l’ordre de continuer les vêpres interrompues; ce n’est qu’après que le service divin fut fini qu’il demanda un Te Deum et annonça la grande nouvelle de Lépante. Dans le golfe de Corinthe, devant le rocher de Sapho et le promontoire d’Actium, le jeune héros don Juan d’Autriche, commandant de l’armada chrétienne, avait détruit toute la marine turque. «Depuis le jour où l’empire du monde a été perdu et gagné près de ce promontoire fameux, jamais combat pareil n’a été livré sur les flots[1] . » La chrétienté tressaillit et attendit dans la fièvre de l’espérance les événemens qui allaient suivre, tandis que sur le Bosphore on désespérait de l’empire. D’après le jugement d’un observateur sagace et nullement favorable à la sainte ligue, l’évêque d’Acqs, Constantinople était alors complètement à la merci du vainqueur : la ville, mal fortifiée et mal défendue, eût à peine résisté quelques heures; 40,000 chrétiens à Péra attendaient le signal pour se soulever, et des millions d’autres avaient la même détermination en Morée et en Albanie. La stupéfaction fut grande lorsqu’on vit les deux flottes amies se séparer sans rien entreprendre ; la fatale question des dépouilles vint jeter la discorde entre les alliés le lendemain même de leur éclatant triomphe. « Ils divisent la peau de l’ours premier qu’il soit pris, » écrit quelque temps après Lépante le cardinal de Rambouillet, ambassadeur de France à Rome. L’année suivante, « la barbe repoussa au padichah, » selon le célèbre mot du grand-vizir, et deux cent cinquante vaisseaux turcs apparurent de nouveau dans les eaux ioniennes. Venise signa une capitulation comme après le plus grand des désastres ; elle céda Chypre et paya une contribution immense; Philippe II lui-même sollicita un armistice qui n’était qu’une paix déguisée. Lépante fut le Navarin du XVIe siècle, un Navarin chrétien ; jamais issue plus piteuse ne fut donnée à une victoire plus complète et plus éclatante, qui coûta la vie à 40,000 hommes, — chiffre énorme pour l’époque et pour une action purement navale. — On sait que parmi les combattans obscurs de cette journée, aussi glorieuse que décevante, était Cervantes; il y perdit un bras.

La grande lutte de l’Occident et de l’Orient ne date point certes du XVIe siècle ni du jour de Lépante; elle est aussi vieille que la civilisation

  1. Lothrop Motley, Rise of the Dutch Republic. Part V, chap. I.