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de notre continent ; elle fut inaugurée dans la plaine de Marathon lors du premier choc de l’Europe et de l’Asie, et alors aussi, dans cette plaine à jamais célèbre, un poète immortel a fait vaillamment son devoir comme simple soldat. Est-ce toutefois l’effet du hasard seulement que, tandis qu’Eschyle a trouvé dans le souvenir de Marathon l’inspiration des Perses et du Prométhée, — deux chants sublimes en l’honneur du génie humain sur la terre et dans les cieux, sur le sol de la patrie et dans les régions de la pensée et de la foudre, — le glorieux estropié de Lépante nous ait légué au contraire pour monument de son époque un sombre éclat de rire et de désespoir? Le chef-d’œuvre de Cervantes est-il autre chose que la satire la plus amère et la plus douloureuse de tout héroïsme, le persiflage désolant et désolé des sentimens chevaleresques et des aspirations élevées des temps passés? n’enseigne-t-il pas à chaque page que le dévoûment n’est que de la niaiserie, que la vertu n’est qu’une hallucination, que bien fou est celui qui veut redresser les torts, protéger les faibles, secourir les opprimés, et ne dirait-on pas que c’est le cri même de l’âme humaine, — de l’âme catholique et espagnole du moins, — après la terrible déception de 1571, que Miguel Saavedra a voulu déposer dans son livre? Livre désenchantant et fascinant à la fois, livre éternel auquel les lecteurs ne manqueront jamais, et dans lequel jamais lecteur ne manquera non plus de vouloir retrouver ou insinuer ses propres pensées et préoccupations (ne le faisons-nous pas nous-même en ce moment?), livre diversement expliqué et toujours commenté, comme le sont le Faust et l’Hamlet, parce que, comme le Faust et l’Hamlet, il est, lui aussi, le résumé ou l’abrégé, — le raccourci d’abîme, dirait Pascal, — d’une des grandes tourmentes de notre pauvre humanité...


II.

Si stérile que fût la victoire de don Juan d’Autriche dans le golfe de Corinthe, elle n’en marqua pas moins une phase importante dans l’histoire du problème oriental : elle mit fin, pour les puissances catholiques, à toute idée de croisade et à toute récrimination contre « le grand opprobre turc. » Depuis 1571 et dans le cours du siècle suivant, l’Europe vit encore plus d’un ravage, plus d’un djihad ottomans, mais elle les vit avec un calme philosophique, une absence de préjugés qu’aurait pu lui envier un prince Clément de Metternich. Le terrible bras des Kuprili[1] s’appesantissait tantôt

  1. Cette dynastie célèbre des grands-vizirs qui gouverna la Turquie pendant le XVIIe siècle était d’origine chrétienne. D’après le doge Valiero (Historia della guerra di Candia, Venezia 1679, p. 528) le premier des Kuprili, Mohamed, « le Richelieu ottoman, Il fut enlevé enfant à sa famille en Italie et placé dans le harem; la famille n’était autre que celle des comtes Ferretti, — la même qui depuis a donné à la chrétienté le pape Pie IX... Ce terrain d’Orient ménage plus d’un genre de surprises à ceux qui s’avisent de l’étudier.