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de Constantinople, l’abbé de Lisle, se plaint souvent dans ses dépêches des longues heures d’antichambre que lui faisait faire le grand-vizir; et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle il était admis que ce haut fonctionnaire, en sa qualité d’alter ego du padichah et d’ombre de l’Ombre de Dieu, ne devait jamais se lever en recevant ou en congédiant le représentant d’une puissance. Le langage des membres du divan était parfois d’une vivacité inconnue dans le vocabulaire international; Harebone, le dévoué Harebone, le grand zélateur de la guerre contre les « idolâtres » catholiques, reçut un jour du capoudan-pacha un message qui lui promettait une forte volée de bois vert (mille bastonate) ; le chargé d’affaires d’Autriche, Michael Starzer, fut charitablement prévenu qu’il serait pendu ou tout au moins « fustigé comme un âne, » et l’on a vu les craintes sérieuses que Busbeck eut un jour pour ses oreilles et son nez[1]. Les ambassadeurs étaient tenus en continuelle suspicion, surveillés de très près, on essayait même de les empêcher d’écrire en chiffres à leurs gouvernemens, et défense formelle leur était faite de se visiter entre eux ou de s’aboucher en lieu tiers. « Vous vous parlerez tout à l’aise à votre retour dans la chrétienté, » leur disait à ce propos le grand-vizir Sokoli[2]. Tantôt on leur prescrivait le nombre de chevaux qu’ils pouvaient atteler à leur voiture, tantôt on ne leur permettait pas d’y faire monter leurs femmes, et on peut lire dans Busbeck la grave délibération du divan qui voulut un jour étendre jusqu’aux ambassades l’interdiction du vin ; ce n’est qu’à grand’peine qu’elles obtinrent la liberté de faire venir cette boisson du port au plus profond de la nuit. Il va sans dire que le mot d’ordre parti d’en haut était répété jusque dans les dernières couches, et que le plus humble des croyans tenait à honneur de modeler sa conduite sur l’exemple donné par les pachas. Encore à la veille de la révolution (1788) un diplomate français, et un des plus chauds défenseurs de la Turquie, est forcé de reconnaître que les gardes mêmes que le représentant de sa majesté très chrétienne entretient à sa porte à Constantinople restent fièrement assis quand il passe, et que le moindre janissaire s’arroge le pas sur lui dans la rue comme pour bien lui signifier que le dernier des musulmans vaut mieux que le premier des ghiaours[3].

C’était là le train ordinaire par les temps réguliers et calmes;

  1. Relation du baile Morosini, 1585. — Rapport de Starzer, dans Hammer-Purgstall, Gesch. d. Osm. IV, p. 517.
  2. Stephan Gerlach, Tagebuch (Francfort 1674), p. 86 et 525. Les ambassadeurs ne se voyaient entre eux que la nuit, dans le plus profond mystère.
  3. M. de Peyssonel, Examen du livre intitulé : Considérations sur la guerre actuelle des Turcs, par M. de Volney (Amsterdam 1788), p. 153.