Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/779

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

restée dans un coin. Tout cela se passe dans le palais sous-marin des fées, dans la région mystérieuse des rêves.

Le récit japonais n’est pas moins ingénieux, il est même plus spirituel, mais il y manque le demi-jour poétique dont a su l’entourer l’imagination des hommes du nord. Il était une fois un vieil homme qui avait une grosse loupe à la joue droite. Comme il coupait du bois dans les montagnes, il fut surpris par un orage si épouvantable qu’il ne put regagner sa maison et dut se réfugier dans le tronc creux d’un arbre mort. De là il entendit un bruit semblable à celui d’une grande foule qui se serait approchée, et vit paraître une centaine d’êtres difformes, les uns avec une face rouge et des vêtemens bleus, les autres avec un visage bleu et vêtus de rouge ; ceux-ci borgnes, comme des cyclopes, ceux-là sans bouche ou sans nez. Ils s’installèrent autour d’un grand feu, devant l’arbre habité par le pauvre bûcheron, qui demeurait là plus mort que vif, et se mirent à danser et cabrioler tout en buvant à la ronde du saki, comme des êtres naturels. Au bout d’un certain temps, cette vue excita tellement le brave homme que, triomphant de sa peur, il se mit à danser à son tour au milieu des esprits qui firent cercle pour le regarder; il exécuta, en s’accompagnant d’une voix éraillée d’ivrogne, un pas de caractère, qui obtint le plus grand succès, car le chef de la bande lui fit promettre de revenir se joindre dorénavant à leurs ébats. Cependant un des assistans fit observer que pour garantie de sa parole il serait plus sûr de lui retenir, à titre de gage, un membre ou un organe, par exemple cette loupe qu’il avait sur la joue droite. A quoi notre homme se récria fort, offrant de laisser sonnez ou son œil, mais point un appendice que l’habitude lui avait rendu presque cher. Cette résistance fut pour les diablotins une raison d’insister et voilà la loupe enlevée d’une chiquenaude, si nettement qu’on ne voyait même plus sa place.

Or à côté du bûcheron vivait un autre vieillard affligé d’une loupe sur la joue gauche. Ayant appris de son voisin par quel moyen miraculeux il avait été débarrassé de son infirmité, il alla s’embusquer dans le tronc d’arbre qu’il s’était fait indiquer. Les esprits ne tardèrent pas à paraître et à se demander à la ronde si leur homme était fidèle au rendez-vous : «En effet, le voici, dit l’un. Allons, bonhomme, vite en danse. » Notre lourdaud n’y entendait rien; il essaya de faire quelques sauts, mais tellement grotesques que le chef indigné s’écria : « Vous n’êtes aujourd’hui qu’un maladroit. Assez comme cela! qu’on lui rende son gage et qu’il ne reparaisse plus devant nous. » Aussitôt un diablotin va chercher la loupe de son compère et la lui applique sur la joue droite, en le congédiant.