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simples soldats, les chefs commençaient à le trouver suspect. Comment se fait-il, disait-on, qu’il se soit échappé si vite d’une prison bien gardée, qu’il ait pu séjourner des mois entiers à Dublin après l’évasion, sans que la police s’en soit douté ? Que sont devenues les sommes d’argent que nous lui avons envoyées pour acheter des armes, pour équiper des troupes, pour préparer une insurrection que le vice-roi a supprimée en une nuit sans qu’il y eût un coup de fusil tiré ? Il vivait en dissipateur, bien qu’on ne lui connût d’autres ressources que le salaire qu’il s’était attribué. Ce qui est pis, il se montrait ombrageux, jaloux de toute autorité. Des deux rivaux qui se disputaient la direction des affaires, Roberts devait être le plus sympathique à Stephens ; mais celui-ci temporisait, tandis que Roberts était pressé d’agir. Son rêve était, on l’a dit, d’envahir le Canada. Six semaines après la ridicule équipée de Campo-Bello, 600 hommes franchirent le Niagara près de Buffalo ; ils n’avaient pas plus d’artillerie que de provisions. Qu’importe, ils comptaient se ravitailler en pays conquis. De fait, ce fut une vraie surprise pour les autorités canadiennes, qui n’avaient pris aucune précaution. Les volontaires des villages voisins, réunis tambour battant, furent dispersés en deux rencontres ; néanmoins, des renforts arrivant, les fenians se retirèrent aussi vite qu’ils étaient venus. Le seul résultat de cette coupable entreprise était le pillage de quelques maisons et la mort de quelques braves gens. Les conjurés n’en retirèrent ni profit, ni gloire ; ils ne furent pas punis comme ils le méritaient. Non-seulement aucune poursuite judiciaire ne fut dirigée contre eux ; bien plus, les autorités fédérales leur rendirent leurs armes. C’est que la querelle entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, à propos des corsaires confédérés, était alors dans la phase la plus critique, et que le cabinet de Washington se plaisait à agiter devant son adversaire le spectre d’une invasion feniane. Roberts et ses complices eurent peut-être à ce moment l’illusion d’être appuyés par les ministres du président Johnson, illusion éphémère qui ne dura pas assez pour leur permettre d’entreprendre quelque chose de sérieux.

Voyant à quel degré les esprits étaient excités, Stephens résolut d’agir à son tour de la façon évasive qui lui était habituelle. Par ses soins, le bruit courut que l’Irlande se lèverait tout entière avant le 31 décembre de cette année 1866. Ce n’était pas tout de le dire ; encore fallait-il avoir l’air de s’y préparer. Envieux par caractère, il n’aimait pas mettre ses anciens amis en avant, craignant toujours d’être supplanté par eux. Aussi s’adressa-t-il cette fois à un étranger. Pendant un séjour à Paris, les révolutionnaires qu’il y fréquentait l’avaient mis en relation avec un ancien capitaine de