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théâtre dans quelques-unes de ses maximes les plus humaines, réprouvée dans l’enseignement public comme une importation étrangère et dangereuse, elle flottait entre l’estime craintive de quelques-uns et le mépris du plus grand nombre, comme un vague objet d’agrément suspect, lorsque tout à coup elle prit corps en la per- sonne de trois députés athéniens, tous trois philosophes, qui au milieu du IIe siècle avant notre ère, en 156, donnèrent aux Romains durant leur séjour à Rome quelques leçons cette fois écoutées sans scrupule; ambassade célèbre où Carnéade eut le premier rôle, à laquelle les anciens ont eu raison de donner une grande importance historique, parce qu’elle exerça une influence décisive sur l’esprit public de Rome, sur ses destinées et, par conséquent, sur la civilisation générale. Il faut remarquer ici, en passant, combien les Romains, même dans les plus beaux temps, avaient de peine à se renseigner sur les progrès de leur culture littéraire. Cicéron, si particulièrement intéressé à connaître l’histoire de Carnéade, puisqu’il est son ardent disciple, ignore les détails de ce grand événement philosophique et demande dans une lettre à son ami Atticus, savant amateur d’antiquités, « quel était le sujet de leur ambassade et quelles furent leurs discussions. » Grâce à des écrivains postérieurs, grecs surtout, nous sommes mieux informés que Cicéron lui-même, et, en rassemblant une foule de détails épars, nous pouvons reconstruire cette histoire mieux peut-être que n’aurait pu le faire Atticus. On verra en même temps dans ce récit quelles étaient la décadence et la misère du monde grec au moment où le monde romain montait à la lumière.

Athènes, ruinée, comme toutes les villes de la Grèce, par les guerres macédoniques, plus ruinée que toutes les autres, ne sachant plus comment payer ses dettes, en était venue à ce point de détresse qu’elle se jeta sur la ville d’Orope en Béotie, une ville alliée, et la pilla de fond en comble. Pausanias dit avec une naïveté féroce que ce ne fut pas méchamment, mais par nécessité. Dans cette malheureuse Grèce, le pillage entre amis paraissait alors l’unique moyen de rétablir les finances d’un état. Les Athéniens, condamnés à cinq cents talens d’amende par les Sicyoniens pris pour arbitres, et ne pouvant payer cette somme énorme, résolurent, pour obtenir une remise ou une réduction, d’envoyer une ambassade au sénat romain, qui alors déjà se faisait volontiers juge de toutes les querelles, pour pouvoir, selon l’intérêt de sa politique, les éteindre ou les attiser. On choisit pour députés les trois hommes d’Athènes qui avaient le plus de renommée, les chefs des trois écoles philosophiques les plus célèbres, le péripatéticien Critolaüs, le stoïcien Diogène et l’académicien Carnéade, tous trois éloquens.