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Dans l’antiquité, la diplomatie n’était pas comme chez nous un jeu secret où l’avantage reste souvent à celui qui parle le moins; on comptait avant tout sur l’ascendant de la parole dans ces républiques où tout se réglait par elle. Voilà pourquoi on confiait toujours ces difficiles et délicates fonctions à des orateurs et le plus souvent, quand on le pouvait, à des philosophes, parce que ceux-ci, habiles à parler, exercés dans les écoles, connaissant toutes les finesses de la dialectique, étaient encore protégés par leur réputation de sagesse, et pouvaient, à l’occasion, se permettre des libertés de langage qu’on n’aurait pas tolérées chez d’autres.

Le sénat ne parut pas s’être empressé de recevoir les ambassadeurs, ayant de plus graves affaires à traiter et sans doute aussi par orgueil, laissant avec plaisir les peuples se morfondre dans l’anxiété et attendre quelque peu leur salut à sa porte. Nous assistons ici à un épisode, petite scène agréable, qui a dû bien réjouir Carnéade, l’adversaire du stoïcisme, de cette doctrine qui, entre autres exagérations, « ne reconnaissait d’autres villes, d’autres sociétés que celles habitées par les sages. » Or un jour que Carnéade et le stoïcien Diogène, attendant une audience, se trouvaient au Capitole, où le sénat avait coutume de recevoir les députés des nations, un Romain lettré, le préteur A. Albinus, choqué sans doute d’un manque d’égard de la part de ces étrangers, dit en riant à Carnéade, qu’il prenait pour un stoïcien : « Apparemment tu ne me regardes pas comme un préteur, parce que je ne suis pas un sage, Rome ne te parait pas une ville, ni les Romains des citoyens! — Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, répondit Carnéade, mais au stoïcien que voici. » — Carnéade a dû être heureux ce jour-là et triompher amicalement de son collègue en voyant que les hyperboles stoïciennes paraissaient du premier coup à un Romain aussi ridicules qu’à lui-même.

Enfin vint le jour où les philosophes ambassadeurs furent introduits dans le sénat, précédés de leur immense réputation. C’était, pour ainsi dire, la gloire de la Grèce qui allait comparaître. Ils durent être reçus non sans curiosité flatteuse, car nous savons qu’un grand personnage romain, C. Aquilius, alla jusqu’à briguer avec instance l’honneur de leur servir d’interprète. Beaucoup de sénateurs sans doute savaient le grec, mais d’autres ne le comprenant pas une traduction n’était pas superflue. Ce que dirent les ambassadeurs nous l’ignorons, mais nous connaissons l’effet produit par leurs discours. Ces Romains qui jusqu’alors, soit au Forum, soit dans la curie, n’avaient jamais entendu que leurs rudes orateurs allant droit au fait, armés de leur logique sans prudence et de leur passion sans égard, ont dû être circonvenus et captivés par une rhétorique