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Ce ne sont pas les lois qui ont jamais fait défaut à la Russie. En dépit du témoignage de quelques anciens voyageurs, la Moscovie a de bonne heure possédé des lois écrites[1]. La Russie des Varègues avait dès le Xe siècle, dans la Rousskaïa pravda (le droit russe) de laroslaf, un code à demi barbare, qui rappelle les législations scandinaves de la même époque. Le tsarat de Moscou avait le soudebnik ou justicier d’Ivan III et d’Ivan IV qui, une fois l’unité moscovite achevée, substituèrent un code unique aux lois ou coutumes particulières des différens apanages. Après les grands troubles de la fin du XVIe siècle, le second des Romanof, le tsar Alexis, père de Pierre le Grand, avait publié, sous le nom d’Oulogénié zakonof, un recueil de lois qui depuis est demeuré la base de la législation russe. L’influence européenne vint vers ce temps entraver le développement du droit national. Sur les anciennes lois russes, vinrent sous Pierre le Grand et ses successeurs se greffer des lois copiées ou imitées des codes et des coutumes de l’Occident. Dans sa législation comme dans toutes ses institutions, la Russie s’est ainsi trouvée disputée entre deux tendances, entre deux esprits différens, et le droit russe a perdu toute unité, toute homogénéité. Au lieu de substituer à l’Oulogénié des premiers Romanof un code nouveau complet, et systématique, les successeurs d’Alexis Mikhaïlovitch se contentèrent d’accroître ou d’amender les lois existantes au moyen d’oukases successifs, occasionnels et accidentels, souvent inconsidérés et contradictoires. A force d’accumuler ordonnances sur ordonnances et règlemens sur règlemens, les souverains du XVIIIe siècle avaient fait de la législation un véritable chaos. Pierre le Grand eût voulu doter la Russie d’un code régulier. Ses guerres, ses voyages, ses réformes multiples ne lui en laissèrent pas le temps. Quand il mourut, il n’avait fait qu’entasser les édits et les règlemens, empruntant aux codes de l’Europe des lois disparates, étrangères aux mœurs de ses sujets, rapportant et abrogeant souvent lui-même ses propres oukases, se démentant parfois à peu d’intervalle, comme si dans sa fièvre d’innovations il eût oublié ses propres lois, et procédant toujours d’une manière isolée et fragmentaire, par modifications partielles, sans plan d’ensemble, sans principe directeur, selon les besoins ou les impulsions du jour.

Les successeurs de Pierre suivirent la même méthode désordonnée, tantôt pour continuer, tantôt pour défaire l’œuvre du réformateur; sous le nom de loi, la Russie finit par ne posséder qu’une masse informe de statuts, d’ordonnances, d’oukases, d’édits incohérens. Chaque souverain remaniait et bouleversait sans scrupule

  1. L’Anglais Fletcher, par exemple, dit à tort que la Russie en était dénuée.