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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/908

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De telles maximes apportaient en effet dans la vie nationale une véritable révolution ; leur application devait frapper au cœur les deux mauvais génies, les deux tyrans séculaires de la Russie : l’arbitraire et la vénalité. Une innovation semblait aux vieux tchinovniks particulièrement révolutionnaire, scandaleuse et pernicieuse : c’était la séparation du domaine judiciaire et du domaine administratif, c’est-à-dire l’émancipation de la justice de toute ingérence du gouvernement et de ses fonctionnaires. A tous les adhérons du passé, cette division des pouvoirs paraissait l’affaiblissement, l’énervement de l’autorité, désormais désarmée vis-à-vis de la société. Et à leur point de vue, les doléances de ces pessimistes étaient fondées; la division des pouvoirs est partout la meilleure garantie de leur délimitation. En fermant l’accès du temple de la justice à l’administration et aux fonctionnaires, la réforme restreignait l’empire illimité jusque-là du tchinovnisme et du favoritisme. Comme la loi et mieux que la loi, l’indépendance des tribunaux était pour l’autorité et ses agens, pour l’omnipotence impériale elle-même une borne et un frein. En affranchissant la justice de la tutelle de l’administration, en s’interdisant toute immixtion dans les tribunaux, l’autocratie ne renonçait-elle pas implicitement à garder en ses mains tous les pouvoirs? Si elle retenait dans leur intégrité la puissance législative et la puissance exécutive, elle se dépouillait au profit de la société du pouvoir judiciaire, ou, si par la nomination de certains juges elle semblait en conserver encore une portion, c’était pour en abandonner l’exercice à une autorité dont elle reconnaissait l’indépendance. A partir de ce jour, l’empire des tsars cessait d’être ce que Montesquieu appelait un état despotique pour devenir ce qu’il nommait une monarchie. Le souverain avait renoncé pour lui et ses agens directs à ce vieux droit de justice, la plus commode et la plus terrible des armes du despotisme. Comme en Occident, le chef de l’état, s’étant privé du droit de punir, ne conservait que le droit de grâce. Dans l’organisation nouvelle, le monarque autocrate n’apparaissait au sommet de l’édifice judiciaire que comme le suprême gardien de la loi.

Le principe nouveau de la division des pouvoirs devait dans son application avoir une autre conséquence également importante pour le pays, également odieuse au tchinovnisme. La confusion des pouvoirs était naguère accompagnée de la confusion des fonctions encouragée par la hiérarchie du tchine. Avant la réforme de l’empereur Alexandre II, il n’y avait en Russie ni juges, ni administrateurs de profession; il n’y avait guère que des tchinovniks de grade différent, qui d’ordinaire faisaient de tout en même temps ou tour à tour, passant, grâce à leur tchine, d’un ressort et d’un service à l’autre sans plus de préparation ou d’aptitude pour l’emploi