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risque de détruire l’idée même du droit[1]. L’homme du peuple ne se soumet qu’avec répugnance à des lois qu’il n’aime ni ne comprend, et cherche par tous les moyens à se soustraire à leur joug. N’auraient-ils d’autre avantage que de laisser à la coutume un refuge légal et un interprète autorisé, les tribunaux de bailliage, loin d’être inutiles, rendraient d’importans services au bien-être et à la moralité des paysans.

L’émancipation a, dans les dernières années, tourné l’attention du gouvernement et du public vers ces coutumes villageoises presque entièrement dédaignées au temps du servage. C’était au cœur même de la Russie tout un monde inconnu et original qui s’ouvrait aux découvertes des patriotes et des curieux, des juristes et des ethnographes. Les explorateurs ne lui ont pas manqué, les recherches ont été encouragées par le gouvernement et par les sociétés savantes, surtout par la Société russe de géographie. Des missions spéciales ont été envoyées en diverses régions, de patientes monographies ont été consacrées aux coutumes des diverses provinces, de vastes questionnaires, successivement étendus, ont, par une minutieuse enquête sur les usages juridiques des différens gouvernemens, préparé un recueil complet du droit coutumier national. A tous ces travaux, les tribunaux de bailliage ont fourni une base solide avec des renseignemens authentiques; pour connaître les idées juridiques du peuple russe, il n’y a guère qu’à collectionner les décisions de ces cours villageoises[2].

De ces matériaux, divers écrivains ont tiré de curieuses études sur les mœurs populaires et les idées du paysan touchant la justice, la propriété, la famille, le mariage[3]. Les sentences de ces humbles tribunaux de village nous révèlent dans leur vérité et leur simplicité toutes les notions juridiques, et par suite les notions morales du moujik. A travers les variétés provinciales, il y a dans le droit coutumier populaire, comme dans la nation russe elle-même, une incontestable homogénéité. Les régions qui présentent les particularités les plus différentes et les usages les plus originaux sont d’ordinaire les contrées où les populations d’origine étrangère, les allogènes finnois et autres ont conservé le plus d’influence ou laissé le plus de traces dans les mœurs et la vie locale[4].

  1. M. Bogicic dans ses études sur le droit coutumier des Slaves du sud.
  2. C’est ce qui a été fait par la grande commission d’enquête sur les tribunaux des paysans qui en 1874 a publié en six volumes le résultat de ses recherches sous le titre de : Troudy kommissii po preobrazovaniou volostnykh soudof.
  3. Nous citerons entre autres les travaux de M. Tchoubinsky, Kisliakovski, Efimenko et Pachmann. Ce dernier est en train de résumer le droit coutumier civil dans un ouvrage dont le 1er volume a déjà paru.
  4. Nous avons donné quelques-uns des traits essentiels du droit coutumier populaire en étudiant la constitution de la famille et de la propriété chez le paysan. Voyez la Revue du 1er novembre 1876.