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Au-dessus des questions ethnologiques ou historiques soulevées par les coutumes populaires, se pose la question juridique. Quelle place le droit coutumier peut-il revendiquer dans les tribunaux ? C’est là pour le législateur un problème des plus importans et aussi des plus ardus ; c’est un de ceux dont s’est occupé le premier congrès des juristes russes, sans lui avoir pu donner une solution définitive. Le gouvernement n’en avait pas méconnu la gravité. Un article de l’acte d’émancipation stipulait déjà expressément que, pour l’ordre de succession dans les héritages, les paysans étaient autorisés à suivre les usages locaux[1]. La loi de 1864, qui a consacré la nouvelle organisation judiciaire, enjoint aux juges de paix de tenir toujours compte des coutumes en vigueur; mais, le législateur n’ayant pas pourvu aux cas de conflit entre le droit écrit et le droit coutumier, ce dernier est d’ordinaire sacrifié ou n’est admis qu’en l’absence de loi écrite. Les tribunaux de bailliage restent les seuls où la coutume règne en souveraine et où les affaires des paysans soient jugées conformément à leurs notions juridiques. Or la compétence de ces tribunaux de volost est limitée aux affaires d’une valeur inférieure à 100 roubles, et leur intégrité ou leur impartialité n’offrent pas assez de garanties pour étendre leur juridiction[2]. Au-dessus de 100 roubles, la propriété des paysans semble donc être soustraite au droit coutumier pour passer sous l’empire de la loi écrite. Dans la pratique, il est cependant loin d’en être toujours ainsi.

Et d’abord la plupart des affaires des villageois, celles qui ne sont portées devant aucun tribunal, sont réglées selon l’usage local; puis, pour les affaires litigieuses mêmes, quand elles viennent devant les tribunaux ordinaires, il est souvent difficile aux juges de leur appliquer le texte de la loi. Là surtout où règne la propriété collective, les droits des familles d’un même village et les droits des membres d’une même famille sont souvent trop mal définis, trop mal établis juridiquement pour servir de base à une action civile ou se prêter à l’application de la loi ordinaire. Enfin, si le législateur ne défère aux tribunaux de volost que les contestations dont l’objet a une valeur moindre de 100 roubles, le consentement des deux parties suffit pour que des causes plus importantes soient portées devant ces modestes tribunaux et légalement tranchées par

  1. Article 38 de l’acte d’émancipation.
  2. Encore ne s’agit-il que des procès concernant les biens mobiliers ou l’allocation communale. Les affaires touchant les immeubles acquis en dehors de cette allocation sont de la compétence des tribunaux ordinaires. Cela montre encore le lien des tribunaux de volost avec la propriété collective.