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de la casuistique, science encore cultivée, bien qu’elle ne soit pas sans danger, car en prétendant fixer avec précision les règles du devoir, elle donne la tentation de chicaner sur les limites, de rester en deçà de peur d’aller au-delà, de fournir des échappatoires en ouvrant d’étroits défilés, qui sont sans doute commodes pour entrer dans la morale, mais non moins commodes pour en sortir. Toutefois, à Rome, devant un peuple neuf encore, cette science à l’état élémentaire n’offrait pas ces périls et pouvait avoir ce bon effet de montrer à plus d’un Romain que la satisfaction de l’intérêt personnel, ce qu’on appelait la sagesse, n’est pas tout l’homme, que le titre de sage ne donne pas droit à celui de juste. En un mot, Carnéade faisait voir à des hommes simples que dans les circonstances les plus ordinaires de la vie se rencontrent des problèmes de morale.

L’orateur laisse là ces exemples vulgaires où la justice n’exige qu’un sacrifice d’argent et, pour frapper plus vivement les esprits, imagine des situations tragiques et romanesques où il s’agit, non d’un simple dommage, mais de la vie même. Tu as fait naufrage, et sur la mer, sans témoins, tu vois un plus faible que toi cramponné à une planche qui ne peut soutenir qu’un seul homme. Si tu lui laisses la planche, tu es juste, si tu la lui arraches, tu es sage. — Après une bataille, dans une déroute, poursuivi par l’ennemi, tu rencontres un blessé à cheval. La sagesse veut que tu prennes le cheval à ce blessé sans défense, la justice que tu le lui laisses. Ces cas de conscience et d’autres pareils étaient fort agités dans les écoles en Grèce, surtout par les stoïciens, qui furent les inventeurs de la casuistique. Quelques-uns de ces exemples, celui du naufragé entre autres, paraissent même avoir été classiques, car nous les voyons reparaître dans les ouvrages de morale comme des difficultés non encore résolues. Hécaton, dans son traité des Devoirs, décide que la planche doit appartenir à celui des deux naufragés qui a le plus de mérite. Quelquefois on compliquait le problème d’une façon ridicule : « Qu’arrivera-t-il, disait-on, si tous deux sont des sages? — La planche doit être cédée à celui dont la vie importe le plus à la république. — Oui, mais si toutes choses sont égales de part et d’autre? — Eh bien! c’est au sort à décider.» Voyez-vous d’ici, au milieu de la mer orageuse, ces deux malheureux à demi noyés, discutant devant le bois sauveur sur leurs mérites comparés, sur leur importance respective, comme pourraient le faire deux dignitaires se disputant la préséance dans une solennité? La morale antique, bien qu’elle fût subtile, peut-être parce qu’elle l’était trop, hésitait sur des points où la morale moderne, plus éclairée, n’hésiterait pas un instant. Ce qui prouve que ces