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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/96

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questions étaient embarrassantes pour les anciens, c’est que Lactance, qui cite ces exemples du naufragé et celui du soldat poursuivi, ne trouve guère à répondre que ceci : « Ce sont là des difficultés pour les païens, mais non pour nous, chrétiens, car un chrétien, par cela qu’il méprise les richesses, ne courra pas les mers et ne fera pas naufrage, et comme d’autre part il ne fera point la guerre, il ne se trouvera jamais dans le cas proposé par Carnéade. » Une pareille réponse, si visiblement évasive, montre qu’on ne savait trop que répondre. N’insistons pas davantage sur cette vieille casuistique, aujourd’hui sans intérêt. Ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que Carnéade, en opposant la justice et la sagesse, ne prenait point parti, comme on croit, contre la justice. Il ne résolvait pas les problèmes et trouvait sans doute plus piquant de les livrer aux réflexions de ses auditeurs; mais sa morale ne manquait pas de délicatesse, car elle est de lui, cette pensée admirée par Cicéron : « Si tu savais qu’il y eût en quelque endroit un serpent caché et qu’un homme qui n’en saurait rien et à la mort duquel tu gagnerais fût sur le point de s’asseoir dessus, tu ferais mal de ne pas l’en empêcher; cependant tu aurais pu impunément ne pas l’en avertir. Qui t’accuserait? » C’est donc inutilement dépenser sa sensibilité de dire que Carnéade, par son discours, dépravait les Romains, quand, au contraire, à des esprits uniquement occupés d’intérêts, soit privés, soit publics, il offrait un texte ingénieux de réflexions morales et de salutaires perplexités.

On va donc trop loin quand on assure qu’en soulevant ces difficultés, en imaginant ces exemples et d’autres pareils qui mettaient en lumière la même contradiction, le philosophe s’était proposé de détruire dans les âmes l’idée et le sentiment de la justice. « Carnéade, dit Quintilien, en plaidant pour et contre, n’était pas pour cela un homme injuste. » Numénius, qui pourtant est son détracteur, ne laisse pas de reconnaître que l’ardent dialecticien « qui, par rivalité contre les stoïciens, se plaisait en public à tout confondre, rendait hommage à la vérité dans ses entretiens avec ses amis et parlait comme tout le monde. » Nous voudrions ici pouvoir dire quelque chose de sa morale dogmatique; mais en avait-il une? Le principe même de son scepticisme l’empêchait d’établir un système; d’autre part, son rôle de critique militant lui faisait une loi prudente de ne pas en établir. Un combattant est bien plus à l’aise quand il n’a rien à défendre, qu’il peut porter des coups sans en recevoir. Aussi, son plus fidèle disciple, Clitomaque, affirme que sur n’importe quel point il n’a jamais su quelle était l’opinion véritable de son maître. Cependant, comme le scepticisme n’est pas de mise dans la pratique de la vie, que sans conclure il faut se conduire selon des règles plus