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Qu’on ne laisse donc pas entendre, par une tactique dangereuse, qu’il ne s’agit que d’avoir un peu de patience jusqu’aux élections, que la république, émancipée par le vote du 5 janvier, pourra se déployer alors dans sa vérité. Si cette république-là apparaissait, elle suivrait bientôt le chemin où M. le garde des sceaux de 1872 la montrait roulant vers l’abîme. Il n’y a de république possible, de république sérieuse, que celle dont M. Thiers traçait l’image, la seule à laquelle se rallient les esprits modérés et dont le sénat renouvelé doit rester le gardien. La faiblesse de M. Gambetta est de ne pas savoir choisir entre ces deux républiques qui sont perpétuellement en présence, d’encourager souvent des passions auxquelles il ne peut donner que des paroles et de se faire ou se laisser faire une position assez étrange où il semble par instans perdre le sens de la réalité.

M. Gambetta aurait pu, sans nul doute, avoir une action utile, surtout dans les circonstances décisives que nous traversons ; il paraît se contenter de jouer un rôle bruyant partout où il passe. Il est allé, il y a quelques semaines, prononcer un discours retentissant à Romans dans la Drôme ; il était hier à Grenoble prononçant des harangues nouvelles. Il voyage à travers les triomphes. Chemin faisant il est reçu par les conseillers municipaux ; il donne audience aux autorités publiques, aux maires, aux préfets, aux ingénieurs, aux jeunes filles qui lui portent des bouquets et aux commis-voyageurs. Il prophétise, il raconte complaisamment ses grandes actions dans les banquets publics ou privés. Tout ce qu’il dit est recueilli par la sténographie, revu, remanié, expédié par le télégraphe comme parole de prince. M. Gambetta devient en vérité un personnage difficile à définir, et, s’il n’y prend garde, s’il ne se défend pas des fumées du triomphe, il ne sera plus bientôt à l’abri d’un certain ridicule. Qu’on se figure M. Gambetta, dans son voyage de Grenoble, assistant en gala, selon les historiographes, à la représentation de la Grande-Duchesse, se faisant, dans l’entr’acte, chanter la Marseillaise, fraternisant avec les commis-voyageurs et, dans un banquet, recevant d’un de ses amis, à bout portant, ce compliment renouvelé d’un vaudeville fameux d’autrefois : « grand homme, homme de génie, la destinée de la république est liée à la tienne ! » Si ce n’est pas le discours textuel, c’est à coup sûr le sens, tout y est ! Le tableau est certes curieux, et malheureusement au milieu de tout cela l’orateur de la gauche ne peut retenir une certaine intempérance de langage. Il justifie une fois de plus ce que M. Dufaure disait en 1872 à propos de ce premier voyage de Grenoble, qui ne fit pas moins de bruit que celui d’aujourd’hui : « Nous faisions à Versailles le beau rêve de conduire paisiblement les affaires du pays jusqu’au jour où nous les remettrions à l’assemblée de retour, lorsqu’au milieu de ce rêve nous avons été tout à coup réveillés et troublés par le bruit des