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orientale, » mais qu’elle a plus de sujets musulmans que n’en ont, à eux deux, le sultan des Turcs et le shah de Perse ensemble[1]. Or cette situation entraîne des devoirs et des nécessités faciles à comprendre. « Le grave problème qui marche vers sa solution en Turquie, dit M. Andrew, touche de la manière la plus immédiate à notre prestige et à notre prospérité dans l’Inde. » Comme lors de la guerre de Crimée, les populations indigènes ont suivi avec un intérêt des plus vifs la fortune changeante des armes russes pendant la dernière campagne. « Chaque péripétie du grand drame a eu son contre-coup chez les populations de l’Asie centrale et a produit une agitation inquiétante à notre frontière du nord-ouest, tandis que dans les provinces soumises et tranquilles l’appel aux armes contre le tsar a été accueilli avec enthousiasme. Les Sikhs et les Gourkas, les plus rudes soldats de l’Asie, qui ne respirent que guerre et batailles, rivalisent d’ardeur avec les musulmans qui brûlent de venger l’affront du chef des croyans. »

L’armée anglo-indienne ne comprend qu’environ 190,000 hommes de troupes régulières (65,000 Anglais et 125,000 soldats indigènes, commandés par des officiers anglais) ; mais les princes tributaires entretiennent, de fait sinon de plein droit, une armée de 300,000 hommes et disposent de plus de 500 canons. Cette force, qui à certains momens pourrait constituer un péril assez sérieux, ne serait cependant pas sans utilité dans le cas d’une guerre contre un ennemi étranger, car on pourrait l’employer à la protection des territoires qu’on se verrait obligé de dégarnir de troupes.

Malgré toutes les concessions qu’on a faites ou qu’on pourra faire encore, le conflit entre l’Angleterre et la Russie éclatera tôt ou tard: lutte suprême dont le prix sera l’hégémonie de l’Asie. Dans cette éventualité, le canal de Suez suffira-t-il à assurer les communications de l’Angleterre avec ses possessions asiatiques? M. Andrew ne le croit pas, et il cite, pour justifier ses doutes à ce sujet, l’opinion exprimée par sir Garnet Wolseley, qui pense qu’il serait facile à un ennemi tant soit peu avisé de rendre la voie de la Mer-Rouge impraticable : quelques torpilles, ou un navire coulé dans tel endroit bien connu du gouvernement anglais, feraient l’affaire. C’est alors qu’on regretterait d’avoir négligé de se ménager une autre route à travers le continent. Et ce n’est pas tout : cette route qu’on négligerait de s’assurer, la Russie songe à s’en emparer. On ne peut douter qu’elle n’ait à cœur de prolonger

  1. La population de l’Inde comprend aujourd’hui, en nombres ronds, 210 millions d’habitans, dont 48 millions appartiennent aux «états indigènes, » tandis que 191 millions sont placés directement sous l’administration anglaise. Dans ce dernier nombre, les Hindous figurent pour 150 millions et les mahométans pour 40 millions. La population adulte mâle de l’Inde anglaise s’élève à 62 millions d’âmes, dont les deux tiers, c’est-à-dire près de 40 millions, sont agriculteurs.