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ou moins précises et constantes, on peut supposer, d’après certains indices, que la morale de Carnéade avait quelque analogie avec celle d’Épicure, dont il était l’ami, que c’était la morale de l’intérêt bien entendu, où la vertu est honorée comme un plaisir et une sécurité. Il semble avoir gardé le milieu entre Aristippe, « qui n’a soin que du corps, comme si nous n’avions pas d’âme, et Zénon, qui s’attache à l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. » L’union de l’honnête et du plaisir, voluptas ami honestate, telle paraît avoir été sa vague, mais honorable devise.

Quoi qu’il en soit, qu’il eût une morale ou non, pour ne parler que de la discussion présente, l’académicien déclarait seulement que les principes absolus sur la justice proclamés par Platon et les stoïciens n’étaient pas conformes à l’opinion populaire. Le peuple appelle sage celui qui ménage son propre intérêt, les philosophes appellent juste celui qui se sacrifie aux autres. Carnéade se bornait à constater le conflit, car, dit formellement Lactance, « il ne pensait pas que le juste fût en effet un insensé, il se demandait seulement pourquoi il semblait tel au peuple, » et, s’étonnant de cette contradiction, il concluait que l’idée de justice n’est pas si absolue, si universelle qu’on le prétendait, et il arrivait à cette conclusion dernière, que la vérité sur ce point, comme sur les autres, est difficile à découvrir, et que par conséquent son scepticisme était raisonnable et légitime. Le sceptique avait le droit de se prévaloir de cette opposition, qui est réelle.. Non-seulement elle se fait jour, comme on l’a vu, dans les prudentes sentences de la conversation commune, mais encore dans l’histoire, ainsi qu’en témoigne le plus illustre exemple qu’on puisse choisir. Quand la charité chrétienne parut dans le monde, que l’on vit des hommes sacrifier leurs biens et leur vie, on les traita d’insensés. Les chrétiens disaient : « Nous sommes des justes, » les païens répondaient : « Vous êtes des fous. » C’est ce que Bossuet appelle hardiment « l’extravagance du christianisme. » En effet, en donnant ici aux mots le sens qu’ils ont dans notre discussion, les chrétiens étaient justes, mais n’étaient pas sages. Aussi, chose peut-être inattendue, les chrétiens approuvaient Carnéade et se rangeaient de son côté. Lactance estime que Platon et Aristote, les défenseurs de la justice absolue, en dépit de leurs honnêtes intentions, ont établi une doctrine chimérique, opus inane et inutile, que c’est une chimère de vouloir une justice absolument désintéressée qui se sacrifie à l’intérêt d’autrui sans espoir de récompense, qu’une pareille justice serait une duperie : « Il est heureux, dit-il, qu’il se soit rencontré un pénétrant génie, Carnéade, pour réfuter cette doctrine et renverser cette justice qui n’a point de fondement solide. » Lactance insiste avec force, et à plusieurs