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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/207

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jour où Guglielmi (1816) tente de nouveau l’aventure; après Guglielmi vient Vaccaï (1826), lequel passe la main à Bellini (1830); suit un long silence de trente-cinq ans, qu’interrompt seulement le splendide intermède symphonique de Berlioz; après quoi se manifestent, en 1865, le Roméo de Marchetti et, en 1867, le Romeo de M. Gounod. Si je ne me suis trompé, nous tenons la douzaine. Inutile d’ajouter que la plupart de ces opéras sont écrits dans un système tout à fait en dehors de celui qui se pratique aujourd’hui, le système pur et simple du bel canto italiano fiorito o spianato.

De toutes ces mirifiques découvertes qui nous ont depuis tant échauffés, les musiciens de cet âge d’or de l’italianisme triomphant n’avaient cure ; deux ou trois mélodies heureusement trouvées et bien dans le sentiment suffisaient à l’œuvre comme raison d’être, et les chanteurs se chargeaient ensuite du succès; les chanteurs, je veux dire les cantatrices, car c’était de règle en Italie que cette partition aux quatre duos d’amour réunît les deux étoiles de la troupe, le soprano chantant naturellement Juliette et le contralto prêtant au personnage de Roméo sa voix plus grave et ses jambes d’éphèbe. Attrait d’ailleurs très facile à comprendre et qui certes en valait bien d’autres quand la Juliette s’appelait la Sontag et le Roméo la Malibran. Le public de cette génération, que nous aurions mauvaise grâce de dédaigner, ne marchandait pas ses plaisirs comme nous faisons; il avait moins de critique dans l’esprit et plus d’entrain au cœur, et surtout se montrait fort coulant sur l’illusion. Lorsqu’on a déjà fait cette concession énorme de prendre les planches d’un théâtre pour le monde, on peut bien admettre que les acteurs jouent comme dans Hamlet une pièce pour d’autres acteurs et qu’un rôle de jeune homme soit rempli par une femme. Quand viendra la question d’esthétique, nous la discuterons; seulement point de pédantisme, et n’accusons pas trop cet ancien public du Théâtre-Italien d’avoir versé du côté de son dilettantisme. L’illusion n’est-elle pas du reste une chose commune à tous les arts; une statue, un tableau, la produisent en nous à l’égal d’une scène de théâtre. Prendre un bloc de marbre pour une figure humaine, une toile peinte pour une réalité, compte pour une illusion aussi profonde que celle qui consiste à s’identifier avec l’acteur d’un drame ; il y a même des momens où tel individu sans culture va s’y laisser aller avec férocité comme ce soldat indien poignardant à Calcutta le tragédien qui faisait Othello et s’écriant que jamais il ne serait dit qu’en sa présence un nègre aurait frappé une blanche. Chez un homme ayant de l’éducation, l’illusion a ses momens ; elle va et vient, elle est le reflet, la réflexion de l’œuvre d’art dans l’âme du spectateur, le prestige au moyen duquel ce qui est invraisemblable vous devient pour quelques secondes la vérité; vous êtes ému, captivé, cela ne dure guère, n’importe, la scène vous tire une larme, et