tandis que vous l’essuyez d’une main, vous reprenez de l’autre votre lorgnette. Il faut toujours qu’une musique exprime quelque chose, ne fût-ce que cet afflux de vie qui travaille un artiste à certaines heures et que nous appelons vulgairement son inspiration; or c’était là justement ce dont se contentaient nos pères, moins difficiles que nous en matière de jouissances. Examinons par exemple l’air si fameux d’Ombra adorata transporté du Romeo de Zingarelii dans la partition de Vaccaï et qui vers les dernières années de la restauration et les dix premières du règne de Louis-Philippe tournait d’admiration toutes les têtes. Au point de vue de la critique moderne, vous trouverez que c’est froid, court d’haleine, insuffisant : un beau début sans doute, mais qui ne se soutient pas, l’élan donné, le coup de collier dramatique, mais la passion reste en chemin; et pourtant, il n’est guère d’écrivains, — romanciers, poètes ou chroniqueurs de cette période, — qui ne vous parlent avec enthousiasme de ce «morceau divin. » Stendhal et Balzac en rabâchent, Mérimée lui-même, l’homme aux réserves calculées, cède au charme. C’est que nous oublions aujourd’hui dans quel système était conçue cette musique où l’âme et la voix d’une cantatrice entraient pour la plus large part; la méthode ayant eu cours au temps où florissaient les Hasse et les Faustina s’est toujours plus ou moins maintenue en Italie ; le maestro se contentait de fournir le trait, la prima donna faisait le reste, et c’est assez pour qu’on s’explique comment cet air qui passait pour une merveille aux yeux des plus brillans coryphées d’une génération précédente nous semble incolore et caduc à présent qu’une Malibran n’est plus là pour l’animer du souffle de son génie. Nous devons en outre observer que la gymnastique théâtrale s’est vigoureusement accentuée depuis; il faut désormais que chaque geste porte, que la moindre note fasse appel aux applaudissemens. De l’effet, de l’effet encore et toujours! On se monte la tête, on se surexcite et ce que nous prenons pour de la passion n’est la plupart du temps qu’une sorte de paroxysme voulu. Qu’en présence d’un pareil art, les maîtres du passé nous semblent froids, il n’y a là rien que d’assez naturel ; mais ce que je nie, c’est que ces maîtres et virtuoses d’autrefois eussent au cœur moins de flamme que nous, leur passion était en profondeur tandis que la nôtre est en superficie, ils avaient l’être sans le paraître. Nous n’avons trop souvent, nous, que l’apparence. Sainte-Beuve avait une manie entre tant d’autres; il se posait à tout bout de champ cette question : Qu’en dirait Voltaire? que penseraient de cela Virgile, Bossuet ou le grand Frédéric? Argumentation fort innocente, mais sans résultat, ou qui du moins n’avait d’autre résultat que d’amuser un instant Sainte-Beuve, et lorsque l’éerivain s’amuse, le lecteur d’ordinaire ne s’ennuie pas. Eh bien, s’il nous était permis d’emprunter à l’auteur des Lundis une de ses formules les plus familières, nous demanderions à notre tour : Que penserait de tous
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