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ces Roméos contemporains le vieux maître Zingarelli? Qu’en dirait surtout la Malibran, immortelle interprète de cet air d’Ombra adorata proclamé sans égal par les juges les plus compétens et les plus brillans esprits d’une période dont l’autorité ne se conteste pas, Quoi qu’il en soit, les Montaigus el les Capulets de Bellini marquent un pas en avant. On n’y retrouve à la vérité aucune inspiration de l’ordre de celle que je viens de citer, mais le drame est déjà mieux compris, et, bien qu’il ne soit point question encore d’étudier les caractères, nous commençons à voir se dessiner certains profils. Musicalement, et toujours en restant dans la convention italienne, le finale du second acte est un morceau d’entrain superbe; souvenons-nous aussi de la cavatine de Roméo avec sa strette d’une audace pleine de crânerie et que Judith Grisi, svelte et charmante sous son costume préraphaëlesque, enlevait d’une voix chaude et vibrante de chevalerie. L’autre sœur Grisi (Giulia) chantait Juliette et c’était la première fois qu’on entendait deux sopranos dans les principaux rôles de l’opéra, la partie de Roméo ayant toujours été jusqu’alors attribuée au contralto.

Avec M. Gounod continua l’amoureux roucoulement; seulement, on n’avait encore eu que des tourterelles voletant parmi les roses du tombeau consacré, on eut maintenant le tourtereau avec la tourterelle, et, pour être un peu plus serrée et virile en sa trame, la ritournelle n’en était guère moins monotone. Toujours les quatre duos d’amour obligés; il est vrai que le progrès des temps se signalait cette fois par l’apparition de Mercutio. Les Montecchi et les Capuletti nous avaient présenté Fra Lorenzo sous les traits d’un honnête médecin de famille, M. Gounod allait jusqu’à mettre en scène Mercutio ; mais là s’arrêtait son effort, et ni la nourrice, ni les domestiques batailleurs, ni l’apothicaire de Mantoue, ni les musiciens réunis dans la chambre mortuaire et causant indifféremment de chose et d’autre, n’entraient au jeu. Ce n’était déjà plus, si l’on veut, Zingarelli, Vaccaï et Bellini. C’était du Shakspeare ad usum Delphini, l’art de Casimir Delavigne et de Paul Delaroche dans les Enfans d’Edouard. Nous ne parlerons pas ici de profanation; musicalement, il n’y a que le trivial qui soit de nature à profaner une grande conception littéraire, et M. Gounod sait toujours, même en ses plus notables défaillances, se maintenir dans la dignité de son art. D’ailleurs, à ne rien exagérer, ce sujet de Roméo et Juliette qu’on se dispute et qu’on s’arrache n’a-t-il pas aussi bien des côtés critiques quand vous l’envisagez au seul point de vue de l’opéra? « Tragédie de l’amour que l’amour même semble avoir écrite! » Oui certes, mais dans un opéra où l’élément lyrique prime tout, il s’ensuivra que cet amour tiendra toute la place, qu’il n’y aura de lumière que pour les deux amans, et que les autres personnages disparaîtront dans l’ombre. Cet original et sublime duo, constituant le drame du poète, se fractionnera chez le musicien