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français au service de la république de Venise, n’apparaît là que comme un justicier. Il vient de remettre sous l’obéissance de la république une ville voisine de Candie que les Turcs avaient prise par l’imprudence du chef qui la commandait. Au moment où il s’établit en victorieux dans cette place, une femme en grand deuil, éplorée, éperdue, vient se jeter à ses genoux et lui demander justice. C’est une Française, la femme d’un gentilhomme de la cour de Louis XIV. Le marquis la relève, l’interroge, mais la belle veuve ne fait que sangloter, et le crime dont elle réclame le châtiment est si odieux qu’il lui serait impossible de le raconter elle-même. C’est sa sœur qui se charge de ce soin, tandis qu’elle se retire dans une pièce voisine, car ce récit fait en sa présence l’accablerait de confusion et de honte. Horrible histoire, en effet; résumée en quelques traits, débarrassée des longueurs, des incidens, des subtilités du récit, c’est un vrai mélodrame, un mélodrame qu’on est tout surpris de rencontrer au XVIIe siècle et sous la plume de Boursault.

Une jeune fille, merveille de grâce et de beauté (l’auteur la nomme Bélise pour ne pas la trahir), après avoir attiré les hommages des plus brillans gentilshommes de la cour, a épousé un jeune seigneur nommé Agénor. Imaginez un paradis d’amour conjugal, c’est la vie d’Agénor et de Bélise. Jamais on ne vit union plus heureuse. Cette félicité sans nuages ne devait pas empêcher un gentilhomme français d’entendre les appels de la gloire et de l’honneur. Il arriva bientôt que la Hongrie, menacée par les Turcs, appela tous les chrétiens à son secours. La France lui envoya une armée. Une foule de jeunes héros, le comte de Sault, le marquis de Ragny, le chevalier de Rohan, le duc de Bouillon, le marquis de Villeroy, le marquis de Castellane, le marquis de Tréville, se joignirent au comte de La Feuillade et au marquis de Coligny qui devaient commander les troupes françaises. (Ici, du moins, Boursault ne craint pas de citer les véritables noms.) Agénor partit avec eux. On sait l’histoire de cette expédition de 1664. Français et Magyars, sous les ordres de Montecuculli, jetèrent l’armée du grand-vizir dans les eaux de la Raab[1]. Nos gentilshommes reviennent couverts de gloire, non pas tous, hélas! plus d’un manque à l’appel, et de ce nombre est le mari de Bélise. Voilà la pauvre veuve plongée dans le désespoir. Deux années s’écoulent, deux années d’abattement, de désolation, pendant lesquelles deux personnes sont seulement admises à la voir, sa sœur aînée, qui lui est comme une mère, et un ami d’Agénor, un de ses compagnons d’armes dans la guerre de Hongrie. Cet ami, nommé Léonce, paraît le plus dévoué,

  1. Voyez sur cette bataille de Raah, dont la monarchie ottomane ne s’est jamais relevée, une page intéressante de M. Edouard Sayous, le savant historien des Magyars. Histoire générale des Hongrois, Paris, Didier, 2 vol. in-8o, t. II, page 159.