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le Turc excite jusqu’à l’enthousiasme la sérieuse estime qu’inspire le commandant. Au milieu de ces cris de joie, hélas! quelle douloureuse surprise pour le vainqueur ! au nombre des captifs se trouve son bienfaiteur, son ami, son frère, Oliman-Pacha. Il essaie de lui rendre sa liberté, mais comment déjouer la surveillance haineuse des soldats vénitiens? Les stratagèmes qu’il emploie sont bien scabreux, bien coupables même, si coupables que le commandant acclamé la veille est accusé de trahison et condamné à mort. Déjà le chef qui le remplace fait dresser l’échafaud où l’infortuné doit périr. Ce chef est un homme abominable, un scélérat aussi lâche que féroce. Il a vu Bélise à Candie, il la convoite; la condamnation d’Agénor est à ses yeux une circonstance propice qui va lui permettre d’assouvir sa passion. Ces préparatifs menaçans n’ont d’autre but que d’accélérer la visite de la malheureuse femme. Bélise arrive, elle supplie, elle implore un délai, elle rappelle les services de son mari, elle demande le temps de plaider sa cause, d’obtenir sa grâce auprès du gouvernement de la république. — Non, madame, non, votre mari va périr, à moins que vous ne le rachetiez. Plus sa vie vous est chère, plus le prix en doit être grand; et si vous n’avez qu’un présent médiocre à me faire, vous n’avez aucune grâce à espérer. — C’est la scène de Laffemas et de Marion Delorme dans le drame de Victor Hugo. Seulement Bélise n’est pas une Marion, Bélise est pure et n’a pas eu besoin, comme l’amante de Didier, de se refaire une âme. Aussi quelle horreur éprouve la pauvre suppliante, quand Ariston (c’est le nom de ce coquin) répond à son indignation par ces doucereuses et cyniques paroles : « Si mes conventions ne vous plaisent pas, madame, il vous est aisé de ne pas les accepter, et de préférer à la vie de votre époux un fantôme d’honneur et une gloire chimérique. Vous savez à quel prix je la mets, cette vie dont vous faites tant de cas en apparence : il ne tiendra qu’à vous de la lui sauver, mais usez bien des momens que vous avez : dans trois heures, il ne sera plus temps de m’offrir ce que je vous demande, et si je n’ai de nouvelles avant le terme que je vous prescris, la mort de votre époux, que j’aurai le plaisir de précipiter, vous en apprendra des miennes. »

La malheureuse, folle de désespoir, finit par se résignera l’odieux sacrifice. Le bourreau, en mettant la main sur sa proie, avait signé la promesse de lui rendre Agénor le lendemain; il le rendit en effet, mais après l’avoir fait étrangler dans sa prison. A l’heure même où Bélise perdait l’honneur, Agénor avait perdu la vie.

C’est alors que Bélise était venue demander justice du monstre au marquis de Chavigny. Que décida le marquis, après le récit détaillé de cette tragique histoire? Il était tout-puissant, il venait d’arriver comme généralissime dans la ville où le crime avait eu