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avait fait jouer à l’Hôtel de Bourgogne une tragédie intitulée : Anne de Bretagne, et que cette tentative avait misérablement échoué. Anne de Bretagne, le duc d’Orléans, le maréchal d’Albret, des personnages de la France du XVe siècle, cela seul, à part l’exécution du drame, devait révolter toutes les idées reçues. Le poète, un certain Ferrier, originaire de Provence, fort inconnu aujourd’hui, mais très en faveur auprès du grand Condé, nous révèle en son épître dédicatoire les principes des censeurs da temps : «Ils ont dit, écrit-il, que notre histoire était mal propre à nous fournir des sujets de tragédie, qu’il fallait mener le spectateur dans un pays éloigné, remplir son oreille par des noms plus pompeux, lui imposer et l’éblouir… » On retrouve là, pour le dire en passant, les idées que Racine exprimait en 1672 dans la seconde préface de son Bajazet. Racine croyait, lui aussi, qu’il fallait conduire le spectateur en des régions lointaines. À cette condition seulement, le poète pouvait se risquer à mettre sur la scène de récentes aventures. C’est ainsi qu’il avait osé peindre la tragique histoire de Bajazet, personnage tout à fait contemporain, puisqu’un de nos diplomates, M. le comte de Cézy, l’avait vu se promener mélancoliquement à la pointe du sérail sur le rivage des Dardanelles. Faire ainsi d’un contemporain le héros d’une tragédie, c’eût été un grave oubli des lois de l’optique théâtrale, un manquement inexcusable à la règle, si la distance topographique n’eût rassuré le goût du XVIIe siècle. « L’éloignement des pays, dit Racine, répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps, car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. » L’audacieux Ferrier avait oublié ou bravé ces prescriptions de la préface de Bajazet. Il ajoute ingénument : « Je ne me repens point d’avoir fait paraître Anne de Bretagne sur notre théâtre. Il est vrai que, si j’étais à le faire, je pourrais réfléchir plus mûrement avant que de l’entreprendre. Je vois trop combien il est dangereux d’entrer le premier en lice, et qu’on y trouve des difficultés que l’on n’a souvent point prévues. »

Averti par cet échec de son confrère, l’auteur de la Princesse de Clèves, tragédie en cinq actes et en vers, résolut de plaider sa cause auprès du public. Il composa un prologue où il essayait de justifier son audace. Écoutez-le : le théâtre représente une belle vallée à la manière antique, un paysage comme les aime Nicolas Poussin, des eaux limpides, de frais ombrages, une retraite propice aux muses. Quelles sont ces deux femmes ? L’une est grave, silencieuse, et semble méditer tristement ; le spectateur a reconnu Melpomène ; l’autre, qui aperçoit la muse et se dirige aussitôt vers elle, le poète nous dit que c’est la Renommée, La Renommée demande à Melpomène