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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/49

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MOLIÈRE.


Mais enfin vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela davantage.


Peut-on imaginer un contraste pareil à celui que présentent ces deux situations : Molière en 1663 écrasant Boursault sous le poids de son mépris, Boursault en 1678 pleurant la perte de Molière avec une émotion si poétique et une si franche cordialité ?

Évidemment (c’est la première pensée qui s’offre à l’esprit), il a dû se passer entre ces deux hommes quelque chose d’extraordinaire. Eh bien! non, aucun incident particulier n’est survenu. C’est le cours naturel des choses qui a tout produit. Entre les coups que Molière lui assène en 1663 et les regrets que la mort de ce même Molière lui inspire en 1678, Boursault n’a pas eu beaucoup de peine à se débarrasser de ses rancunes, à triompher de ses ressentimens ; il serait plus exact de dire qu’il n’a éprouvé ni ressentimens ni rancunes. Nature candide, esprit léger, facile, prompt à la riposte, un jour qu’il s’est cru attaqué par Molière, il a répondu sans y regarder de plus près, et il ne s’est pas aperçu, le naïf étourneau, qu’il attirait sur lui des colères formidables. Fallait-il continuer sur le même ton? Non certes. Il avait trop d’esprit pour cela et en même temps trop de bonté. Au fond du cœur il admirait Molière, il l’admira bien plus encore dans ces dix dernières années (1663-1673) où les chefs-d’œuvre les plus divers se suivent sans interruption, où l’on voit le Tartuffe succéder si rapidement à Don Juan, le Médecin malgré lui au Misanthrope, Georges Dandin à l’Amphitryon, le Bourgeois gentilhomme à M. de Pourceaugnac, la Comtesse d’Escarbagnas aux Fourberies de Scapin, et le Malade imaginaire aux Femmes savantes. C’est tout simplement, tout naturellement, selon l’instinct de son intelligence et de son cœur, que l’écrivain berné en plein théâtre par l’auteur de l’Impromptu de Versailles a été quinze ans plus tard la voix même de la France pleurant et glorifiant Molière. Et pourtant, ô cruauté des querelles littéraires ! ô injustice de la destinée ! si le nom de Boursault rappelle aujourd’hui quelque chose, c’est l’affront qu’il a reçu du grand poète. Jamais citoyen de la république des lettres n’a eu plus mauvaise chance.

Quel est-il donc, ce poète de malheur? D’où vient-il? Quelles influences a-t-il subies ? Connaît-on son pays, ses parens, ses maîtres? Sait-on quels furent ses compagnons de jeunesse et comment s’est faite son éducation? S’explique-t-on enfin qu’avec un tour d’esprit si aimable, avec des sentimens si honnêtes et si généreux, il ait pu commettre tant d’étourderies et s’attirer tant de malchances? Des malchances et des étourderies! la moitié de sa vie en est pleine. Ce