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l’affaire Pacifico et de l’humiliation sanglante qu’il infligea alors au malheureux gouvernement d’Athènes que lord Palmerston, l’héritier supposé des traditions de Canning, a prononcé son fameux : civis romanus sum ? Finlay ne fut pas le seul parmi ses compatriotes à brûler ce qu’il avait adoré, et à tracer, dans l’âge mûr, une histoire désenchantée et légèrement ironique de ce peuple, pour la délivrance duquel il avait, dans sa jeunesse, abandonné patrie, famille, fortune, affronté les traversées les plus périlleuses, et bravé la mort[1]. On sait les pamphlets et les contes spirituels, mordans et prodigieusement injustes qui, en France, ont remplacé les hymnes à Canaris, les tableaux pathétiques des Femmes souliotes et au Massacre de Scio. Plus grave, plus pesante, plus consciencieuse dans sa science comme dans sa méchanceté, l’Allemagne se mit à détruire la légende hellénique dans ses fondemens les plus mystérieux, les plus sacrés, et à dépouiller les habitans du Péloponèse et des îles de l’Archipel de leur dernier prestige, de la gloire qu’ils empruntaient à leur passé. Fallmerayer consacra toute une vie de labeurs et de voyages, une érudition sans pareille, un talent littéraire des plus remarquables à la démonstration de cette thèse originale que les néo-Grecs n’étaient que de faux Hellènes, qu’ils n’étaient que de misérables Slaves, et qu’ils n’avaient aucun droit à la succession splendide de Périclès et de Philopœmen[2]. Il mesurait de son compas les traits de toute femme palicare que la malchance jetait sur son chemin, faisant le monde juge si c’étaient là les proportions d’une Vénus de Milo, et il éprouvait un ineffable plaisir à bien convaincre l’Europe qu’à l’instar de la Titania de Shakspeare elle avait longtemps enlacé de ses bras amoureux une tête qui ne rappelait en rien l’Apollon du Belvédère, ni le Jupiter d’Otricoli. Comme si l’archéologie et l’esthétique étaient le criterium du droit des gens ? comme si d’ailleurs toute cette belle théorie, élaborée en haine des ambitions russes, ne pouvait être retournée aussi facilement, plus facilement encore, au profit de ces mêmes visées ! Par quel étrange oubli en effet le général Ignatief a-t-il négligé d’invoquer la théorie Fallmerayer, alors qu’à San-Stefano il se mit à englober tant de contrées et de populations grecques dans la Grande-Bulgarie de ses rêves ?

L’époque de la restauration fut l’âge héroïque du libéralisme dans l’Europe occidentale : il eut alors tout l’éclat de la jeunesse,

  1. George Finlay, A History of Greece from the conquest by the Romans to the close of the war of Independence. Oxford, 1877, 7 vols. Nouv. édition. Voyez dans l’Edinburgh Review du mois de Juillet 1878 (p. 233) l’émouvant récit de l’embarquement de Finlay à Céphalonie (novembre 1823), et le beau trait du caractère de sir Charles Napier, le futur conquérant de Scinde.
  2. Voyez l’excellente étude sur Fallmerayer que M. Saint-René Taillandier a publiée dans la Revue du 1er novembre 1862.