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pour être efficacement protégé, et que dans le langage international ce coffre-fort, cette police et cette justice se traduisent par des frontières bien fermées, par une puissance militaire défiant l’agression, et par une diplomatie veillant au maintien des traités. Deux obscurs individus, dit Cobden, « un opticien et un barbier, » ont fait bien plus pour la splendeur de leur patrie, l’Angleterre, que tous les grands capitaines du siècle pris ensemble ; « c’est aux exploits pacifiques de Watt et d’Arkwright, et non point aux actions d’éclat de Nelson et de Wellington que l’Angleterre est redevable de son commerce qui s’étend maintenant à tous les coins du globe. » Mais ne sont-ce point les actions d’éclat de Nelson et de Wellington qui ont procuré à ce commerce la liberté de pouvoir s’étendre jusqu’aux coins les plus reculés de la terre ; et que seraient devenus les chaudières de l’opticien et les métiers du barbier si Trafalgar avait été perdu, et si l’expédition de Boulogne avait réussi ? Pourquoi d’ailleurs réduire tout le patrimoine de la splendeur britannique à la seule œuvre de Watt et d’Arkwight ; le royaume de la gloire nationale n’est-il pas assez vaste pour que les noms de Cromwell et de Clive, de Bacon et de Newton, de Shakspeare et de Byron puissent également y trouver leur place ? Le manufacturier de Manchester ne tient compte que du travail matériel, on dirait presque du travail manuel, et s’il célèbre dans Pierre le Grand le créateur de la marine russe, ce n’est pas ce coup d’œil du génie embrassant à la fois la Baltique et la Mer-Noire qu’il admire en lui, ce qui le touche c’est l’effort musculaire du tsar, la fantaisie du despote qui s’est plu à manier lui-même, pendant quelques jours[1], le rabot hollandais. « Arrêtons-nous ici pour rendre hommage au plus noble exemple de l’histoire, dépassant de bien loin les exploits d’Alexandre et de Napoléon, à cet acte sublime de dévotion devant le sanctuaire du commerce et de la civilisation accompli par Pierre le Grand, alors que, descendu volontairement du trône où l’entourait toute la pompe du potentat, il se fit manouvrier dans les chantiers de Saardam et de Deptford ! »

« Les quatre comtés » ne sont point une simple figure de

  1. Le stage de Pierre le Grand dans les chantiers de Saardam n’a duré en tout que du 18 août au 9 septembre (1697) ; encore cet apprentissage était-il interrompu par de fréquentes excursions, réceptions officielles et représentations de gala. Au fond, ce fut le même mouvement de curiosité d’un esprit inculte, mais avide d’apprendre toutes choses, qui porta le tsar tantôt à manier le rabot à Saardam, tantôt à rechercher la spectacle des exécutions sur la roue à Berlin, tantôt à s’essayer dans le menuet, à la cour de l’électrice douairière de Hanovre. « En dansant, écrit la princesse Sophie-Charlotte à la date du 16 septembre 1697, les Moscovites ont pris nos corsets de baleine pour nos os, et le tsar a témoigné son étonnement en disant que les dames allemandes ont les os diablement durs. » Voyez Erman, Mémoires pour servir à l’histoire de Sophie-Charlotte (Berlin, 1801), p. 116-121.