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rhétorique dans l’argumentation du manufacturier de Manchester, ils sont à ses yeux la véritable configuration idéale et morale de l’Angleterre de l’avenir. Il appelle l’empire britannique dans son développement actuel « un empire monstrueux dont le Canada, l’Australie et l’Inde forment les trois « têtes de Cerbère, » et il fait les vœux les plus ardens pour la réduction, — la concentration, dirait-on aujourd’hui d’après une formule maintenant consacrée, — de l’Angleterre à un seul point (speck) de l’Océan, « sans ces colonies qui ne sont que le coûteux appendice du gouvernement aristocratique, sans ces guerres aussi qui ne sont qu’une autre manière aristocratique de piller et d’opprimer le commerce. » L’aristocratie est « essentiellement belliqueuse ; » elle tient aux colonies, au Canada, à l’Australie et à l’Inde ; c’est elle enfin qui, pour les besoins de sa cause, a inventé la fable de l’ambition conquérante des Russes, et la fable encore plus ridicule de l’équilibre du monde. « C’est la Turquie qui, par la nature même de ses institutions, est une puissance militante et agressive ; la Russie, dans la plupart des cas, n’a fait que des guerres purement défensives. » Rien n’excite autant la verve, l’ironie, la colère de Cobden que cette doctrine de l’équilibre dont ni Fox ni Volney n’avaient osé combattre la raison d’être, dont ils s’étaient bornés seulement à contester l’application en certains cas où elle ne leur semblait pas justifiée ; le manufacturier de Manchester s’attaque au principe même et le réduit à l’absurde. Ce n’est pas la balance artificielle des états, prétend-il, qui peut protéger le faible contre le fort, et garantir l’existence des petits pays contre les entreprises des puissances grandes et ambitieuses. Ces garanties, les petits pays les trouvent « dans les barrières physiques de leurs frontières naturelles, dans les barrières morales de leur langue, de leurs lois, coutumes et traditions. » Comme si les Pyrénées avaient arrêté Louis XIV et Napoléon Ier ; comme si le Caucase, le Dnieper, le Dniester et le Danube avaient fait reculer les Romanof ! comme si la langue, les lois, les coutumes et les traditions avaient préservé la Pologne ! Il est vrai que Cobden se prévaut précisément de ces exemples et de bien d’autres encore pour démontrer le néant d’un système d’équilibre qui n’a su détourner aucune de ces violences, et il rejette avec le dédain qu’elle mérite une loi si souvent éludée ou bravée. Mais la loi du Christ n’est-elle pas, elle aussi, constamment éludée ou violée par nos passions, nos faiblesses et nos misères, et est-ce là une raison pour répudier l’Évangile ? Et cet autre évangile, ce free-trade tant vénéré et exalté, est-il jamais parvenu à être pratiqué dans toute sa rigueur et dans toute sa vérité, et Cobden lui-même ne s’est-il pas contenté d’un à peu près dans les traités de commerce qu’il s’honorait de conclure ? Les coups de canif donnés si fréquemment