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mer, ce grand chemin qui mène partout[1]. Ce qui fit la fortune du marbre de Thasos, dans le monde alexandrin et romain, c’en est peut-être moins le grain et la beauté que la singulière facilité de l’exploitation. La carrière, c’était, sur plusieurs points de la côte méridionale, la falaise même dont la base est baignée par les îlôts ; dans la belle saison, quand la mer était calme, les navires pouvaient venir charger, à pied d’œuvre, devant la falaise de marbre qui, d’année en année, s’écroulait et reculait ainsi sous le pic des carriers[2]. Les forêts cypriotes présentaient à peu près les mêmes avantages ; les arbres même qui croissaient dans le fond des vallées et dans le voisinage des plus hauts sommets ne pouvaient jamais être bien loin d’un port quelconque ou tout au moins d’une grève d’échouage. Une fois les planches ou les troncs arrivés à la côte, on les dirigeait sur les chantiers de l’île ou sur ceux de l’Asie-Mineure, de la Syrie et de l’Égypte, vers tout pays où une dynastie ambitieuse et guerrière travaillait à se donner une marine qui, de l’Hellespont jusqu’aux bouches du Nil, la fît maîtresse des mers.

Depuis la conquête turque, ni les gouvernans, ni les gouvernés n’ont plus paru soupçonner qu’il y eût là un capital à ménager. Voici qui prouvera combien ont été désastreux les effets de cette dévastation prolongée. Le terme qui désigne le cyprès dans les langues grecque et latine, ϰυπάρισσος (kuparissos), cupressus, semble dérivé du nom même de l’île ; à l’origine, il signifiait, selon toute apparence, l’arbre de Cypre. À défaut même de cette étymologie, plusieurs textes anciens nous apprennent combien cette essence était jadis abondante à Cypre, et quelles dimensions elle y atteignait. Or tandis que la Crète, surtout dans la région des Monts-Blancs, possède encore des bois de cyprès, cet arbre ne se rencontre plus guère dans l’île de Cypre à l’état sauvage ; on ne l’y trouve plus d’une belle venue que dans les cimetières et dans les jardins. Le gouvernement anglais cherchera, sans aucun doute, à mettre un terme à ce gaspillage, à cette destruction continue ; mais il lui faudra lutter contre des habitudes bien enracinées. Chrétien ou musulman, le paysan cypriote est convaincu que le bois, comme l’air et l’eau, n’a pas d’autre maître que Dieu, qui l’a créé. Il lui semble aussi naturel d’aller, quand il lui plaît, couper des arbres dans la montagne que de tremper ses lèvres à la source voisine quand il a soif. Encore s’il se

  1. « Pontus et πόντος (pontos) signifient mer dans le sens où Homère parle des routes humides ὑγρα ϰελευθα (hugra keleutha) ; car pontus vient de la même source qui a donné pons, pontis, et le sanscrit pantha, sinon pâthas. La mer n’était pas appelée une barrière, mais une grande route, plus utile pour le commerce et les voyages qu’aucune autre route, et le professeur G. Curtius a bien démontré que les expressions grecques telles que πόντος ἁλὸς πολιῆς (pontos halos poliês) et θάλασσα πόντου (thalassa pontou) indiquaient, même chez les Grecs, une connaissance de la signification primitive de πόντος (pontos). » Max Müller, Essais sur la mythologie comparée, traduction de G. Perrot, p. 61-62.
  2. G. Perrot, Mémoire sur l’île de Thasos, ch. VII (Archives des Missions), 1864.