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veilleuse beauté lui prit si bien le cœur qu’il le couvrit de chaînes d’or et de bijoux, comme un amant en pare sa bien-aimée[1]. »

C’est à ce charme, vaguement ressenti même par les natures les plus grossières, que le platane doit d’avoir survécu à la forêt, là où elle a été détruite par l’incurie et la brutalité de l’homme : dans les régions même les plus déboisées de l’Orient, partout le platane se dresse, tout ensemble élégant et majestueux, au bord des fontaines et des ruisseaux. Ceux-ci abreuvent ses racines alors même que la campagne tout à l’entour meurt de soif ; en revanche, de ses larges feuilles et de ses branches puissantes qui se rabattent vers le sol, l’arbre défend contre l’ardeur dévorante des rayons d’été le petit bassin où jaillit la source chère au voyageur, le filet d’eau qui se glisse entre les pierres. Parmi ces graviers et ces quartiers de roche poussent et prospèrent aussi les lauriers-roses ; ils sont plus serrés et plus nombreux qu’au bord de nos ruisseaux les aunes et les saules. Si vous longez au mois de juin les côtes de Cypre, vous pouvez, sur les pentes de la montagne, suivre de l’œil les torrens, à l’éclat de ces fleurs pressées par milliers les unes contre les autres ; chaque torrent dessine un étroit ruban d’un rouge tendre et clair, qui serpente et se détache sur le gris de la roche ou la verdure du maquis.

Ce dont l’île n’a pu être dépouillée par plusieurs siècles de mauvais gouvernement et de ravages incessans, c’est la richesse et la beauté des plantes et des arbustes que le sol y produit sans culture. Tous les voyageurs qui l’ont visitée au printemps s’accordent à dire que nulle part, dans le bassin de la Méditerranée, la terre ne se couvre et ne se colore de fleurs plus brillantes et plus variées, l’air

  1. P. 259. On pourra juger, par cette citation, de la manière habituelle de M. von Loeher. Il était déjà connu par d’autres récits de voyage, et son livre paraît avoir eu en Allemagne un assez vif succès. L’ouvrage est mal composé ; n’étant resté dans l’île que quatorze jours, l’auteur n’a pu arriver à faire de son journal un volume qu’en ayant recours à de perpétuelles digressions historiques et philosophiques qui interrompent le récit d’une manière désagréable. On y rencontre pourtant des observations intéressantes et un certain talent de description. Un trait curieux de l’ouvrage, c’est le chauvinisme naïf qui s’y manifeste dans plus d’une page. L’idée fixe de l’écrivain, c’est le droit du nouvel empire allemand sur Cypre, droit qui se fonde sur l’occupation de l’île par l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen au XIIIe siècle et que le publiciste espérait faire revivre en le signalant aux hommes d’état allemands. M. de Loeher doit vouloir mal de mort à lord Beaconsfield, qui a mis à néant tous ses beaux projets. Sa gallophobie est tout à fait amusante ; ainsi, à propos de l’enlèvement du vase d’Amathonte, aujourd’hui déposé au musée du Louvre, il accuse (p. 283) les agens français de brigandage (Baub), et pourtant personne n’a plus insisté que lui sur les risques auxquels sont exposées les antiquités que conserve encore l’île ; un peu plus loin, il raconte avoir vu, sur cette même plage, des matelots égyptiens chargeant, pour Port-Saïd, des débris qui provenaient d’Amathonte. Il n’est d’ailleurs pas plus juste pour les Anglais. Parlant du déchiffrement des inscriptions cypriotes (p. 3), il a l’air de croire que ce déchiffrement est dû seulement au zèle des Allemands pour la science ; c’est un véritable déni de justice que d’oublier ici les services rendus par le regretté George Smith.