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L’ÎLE DE CYPRE.

les Arabes, de nombreux émigrans abordèrent à ses rivages ; ils lui apportaient, avec ce qu’ils avaient sauvé de leur fortune, leurs bras et leur habileté professionnelle. Cependant l’île était trop voisine du continent pour n’être pas bientôt menacée, puis attaquée par les lieutenans des califes. Du milieu du VIIe siècle jusqu’à la fin du Xe, Cypre fut plusieurs fois occupée par les musulmans. Après que Nicéphore Phocas l’eut rendue à l’empire, elle fut encore tantôt ravagée par les princes d’Antioche, tantôt disputée entre les princes de la famille impériale ; un Comnène s’y était rendu indépendant en 1184. Il se permit de manquer d’égards à Richard Cœur de lion, dont la flotte avait été, pendant la troisième croisade, jetée par la tempête sur la côte de Cypre ; pour le punir de cette insolence, Richard, avec une poignée d’hommes, s’empara en quelques jours de l’île tout entière. Bientôt après, il cédait sa conquête à un gentilhomme français, Guy de Lusignan, en échange des droits que celui-ci prétendait avoir sur le royaume de Jérusalem. Le second des Lusignans prit le titre de roi, et leur dynastie, à travers bien des vicissitudes, se maintint jusqu’au début des temps modernes, jusqu’en 1489. Leur capitale était une ville de fondation récente, Lefkosia ou Nicosia (elle est désignée sous ces deux noms), au centre de la grande plaine de la Mesoria. Les premiers des princes de cette famille furent des hommes vraiment supérieurs, qui se rendirent redoutables aux sultans arabes ou turcs et retardèrent ainsi le triomphe de l’islamisme. Les savans travaux de M. Mas Latrie ont fait connaître l’histoire et l’organisation du royaume de Cypre sous les Lusignans ; ils ont montré comment c’était là crue le droit féodal avait atteint sa forme la plus logique et la plus pure, alors qu’en Europe il entrait en pleine décadence. Cet épisode de l’histoire du droit public et privé serait, sans nul doute, curieux à retracer ; mais, à vrai dire, il intéresse l’Occident plus que l’Orient ; tout ce travail législatif et juridique, l’île en a été le théâtre, mais la population indigène n’y a pris pour ainsi dire aucune part. Tant que ce régime a conservé sa vigueur dans la Cypre des Lusignans, la langue, les mœurs, la constitution, la justice, la religion, le costume, l’architecture, tout avait la couleur française ou plutôt franque, à prendre ce mot dans le sens que lui donne encore aujourd’hui l’usage du Levant. Cypre était comme un morceau de l’Europe féodale que la baguette d’un enchanteur aurait détaché de sa place et transporté bien loin, au milieu de la mer syrienne.

Une seule chose ici nous importe, c’est de noter les conquêtes que fit alors l’agriculture cypriote pendant cette période de brillante prospérité, la dernière que l’île ait connue. Par l’entremise des négocians européens établis dans ses ports, Vénitiens, Génois, Provençaux et autres, Cypre faisait un commerce très actif avec les