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Fables d’Ésope, que le même Niceron appelle le chef-d’œuvre du poète. Il ajoute que M. de Saint-Évremond a ne voyait rien de plus beau dans notre langue » et que l’idée seule, l’idée hardie de mettre les Fables d’Ésope sur la scène attestait « un génie au-dessus du commun. » Voilà comment le modeste Boursault, si oublié aujourd’hui, était apprécié au commencement du XVIIIe siècle. Il est vrai que Niceron répète ici le jugement exprimé par le fils même du poète, le bon théatin, dans la préface de l’édition de 1725 dédiée à la duchesse du Maine. Seulement, ne l’oublions pas, Niceron s’approprie ce jugement par cela seul qu’il le reproduit, et c’est Niceron, encore une fois, qui dans cette première moitié du XVIIIe siècle s’applique à recueillir directement la tradition du XVIIe.

Faut-il souscrire à ces éloges et partager cet enthousiasme ? Non certes. Nous ne séparons pas la justice de la sympathie. Il suffit de marquer avec précision les mérites et les défauts de cette œuvre singulière. Les Fables d’Ésope ou Ésope à la ville, tel est le titre de la comédie représentée à Paris le 18 janvier 1690. Le sujet, c’est la mise en action des apologues du fabuliste antique. Lisez la Vie d’Ésope par La Fontaine, vous verrez le sage Phrygien tour à tour malheureux ou puissant, esclave de Xanthus ou favori de Crésus, et constamment supérieur à la fortune, enseigner la sagesse, la prudence, la modération, la vertu, à l’aide de ces apologues qui résument d’une façon si vive toute une philosophie pratique. C’est une curieuse histoire, ou, si l’on veut, une curieuse légende, que ces aventures d’Ésope en Phrygie, à Samos, à Sardes, chez Crésus, roi de Lydie, chez Lycérus, roi de Babylone, chez Nectanébo, roi d’Égypte. Oui, singulière légende et bien significative ! Quand on suit le faiseur d’apologues en ces aventures extraordinaires, l’imagination s’éveille, et on soupçonne quelque chose de l’antique Orient, des rapports de l’Asie et de la Grèce, ces rapports si mal connus durant des siècles et que la critique de nos jours commence à débrouiller. Un maître ingénieux l’a dit : Solon et Ésope à la cour de Crésus, Solon disant la vérité sans détours, Ésope la faisant pénétrer sous une forme indirecte, ce n’est pas seulement l’opposition de la sagesse absolue et de la sagesse pratique, c’est aussi le contraste de la Grèce d’Europe et de la Grèce d’Asie, de la Grèce libre et de la Grèce esclave, de la Grèce hardie qui dit ce qu’elle pense, et de la Grèce souple, adroite, ingénieuse, sage toujours, mais habile à ne rien compromettre. Il y a là-dessus des pages exquises de Saint-Marc Girardin en ses leçons sur La Fontaine.

Il ne faut rien chercher de cela dans la comédie de Boursault. Son Ésope n’est pas le personnage extraordinaire dont l’histoire ou la légende nous fait deviner quelques secrets de l’antique civilisation orientale. Est-ce un homme du vieux monde, est-ce un