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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/598

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grand Aristote comme au subtil Ésope, au bon La Fontaine comme à l’empereur Tibère ; ce qui nous charme dans la scène de Boursault et ce qui est bien à lui, c’est ce langage où revit quelque chose de la langue de Molière, ces vers à la vieille marque, ces sentences d’un tour si expressif et si français.

Voici maintenant le rat des champs qui aspire à la dignité de rat de ville. Que dis-je ? il vise bien plus haut, c’est rat de cour qu’il veut être, rat de palais impérial. Son nom est Pierrot, et ce nom le fatigue. Pourquoi n’achèterait-il pas une charge à la cour de Crésus ? Il est riche, il a du vin dans sa cave, du blé dans son grenier ; bêtes à cornes et bêtes à laine peuplent ses étables. Pourquoi ne ferait-il pas comme son cousin, qui, sorti pauvre du village, est devenu un seigneur ?

J’ai mon cousin germain, comme moi paysan,
Qui sortit de chez lai, le bissac sur l’épaule,
Des sabots dans ses pieds, dans sa main une gaule,
Et qui, par la mordié ! fait si bien et si beau,
Qu’il est auprès du roi comme un poisson dans l’eau.
Il n’est pour bien nager que les grandes rivières.

Ésope lui demande quelle charge il désire, quelle charge lui conviendrait. Eh ! mordié, n’importe laquelle. Pierrot est bon à tout. Il a de l’argent, il y mettra le prix. Un peu plus, un peu moins, qu’à cela ne tienne ! il sera ce qu’on voudra, connétable ou valet de pied. Il préfère toutefois, en vrai paysan, une charge qui coûte peu et rapporte beaucoup. Ésope, souriant de cette naïveté, lui adresse maintes questions qui l’obligent à exposer le détail de son bonheur rustique : bon vin, bonne table ? sécurité complète ? nulle raison de se défier des mets qu’on lui sert ? nul héritier dont il faille redouter l’impatience ? etc… etc.. Toutes ces questions du sage, auxquelles le bonhomme répond avec une surprise croissante, les contemporains les traduisaient de cette manière : « nulle préoccupation de la Brinvilliers ? nul souci de la Voisin ? nulle crainte de ce qu’on appelait la poudre de succession ? » Non, certes, répète le bonhomme. Je ne sais ce que c’est que tout cela. Je dors comme je bois, tout mon soûl. Je n’ai que des amis, je n’ai que des frères.

Et tu veux acheter une charge à la cour ?

lui crie brusquement le sage ministre de Crésus. C’est encore un de ces cris d’honnête homme et d’écrivain dramatique comme Boursault en a de temps à autre. Ce cri seul dit tant de choses qu’il suffirait à dégriser Pierrot. La fable des deux rats achève la conversion de l’ambitieux.

Moi, donner de l’argent, — je serais un grand fou !
Pour n’oser ni manger ni dormir tout mon soûl,