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infligea de mauvaises notes, parce qu’il le trouvait trop débonnaire au pauvre peuple. M. Griffet, qui veut devenir fermier général, reprochait au bon receveur de ne pas avoir les doigts assez crochus.

Quelque vieux que je sois, je me sens les pieds fermes,
J’ai rempli dignement tous les emplois des fermes,
Directeur, réviseur, caissier, et cœtera,
Et je prétends aller jusqu’au non plus ultra,
Être fermier.


Mais le non plus ultra, maître Griffet, c’est la mort, et après la mort, pour vous et vos pareils, ce sera l’enfer. Ésope le lui met sous les yeux, cet enfer des traitans, dans un apologue très lestement enlevé. Il y a toute une suite d’enfers conçus par les imaginations les plus différentes. On se rappelle l’enfer de Platon aux dernières pages du Gorgias, celui d’Aristophane dans les Grenouilles, celui de Lucien dans ses Dialogues des morts ; et, sans parler de l’enfer de la Divine comédie, la grande vision devant laquelle toutes les autres pâlissent, qui ne connaît l’enfer comique de Rabelais au deuxième livre de Pantagruel, et l’étrange enfer cosmogonique de Victor Hugo dans le poème des Contemplations intitulé : Ce que dit la bouche d’ombre ? Au-dessous de ces grands noms, je réclame une petite place pour l’enfer de Boursault, un enfer tout spécial, l’enfer des hommes d’argent, des pillards, des concussionnaires, l’enfer de tous ceux qui, sous une forme ou sous une autre, dérobent le bien d’autrui.

Il trouva là des gens de toutes les façons,
Hommes, femmes, filles, garçons,
Grands, petits, jeunes, vieux, de tout rang, de tout âge.
Il n’est profession, art, négoce, métier,
Qui n’ait là dedans son quartier,
Et qui n’y joue un personnage.


Quelle foule, bon Dieu ! que de marchands habiles à donner faux poids et fausse mesure, drapiers, merciers, coiffeuses ! que d’empoisonneurs, cabaretiers et cafetiers ! que de financiers et de teneurs de banque ! Voyez-les remuer des chiffres avec acharnement. Qu’est-ce donc qu’ils comptent de la sorte ? Ils essaient de compter le temps qu’ils seront encore là ; mais déjà les chiffres leur manquent. Plus loin, voici les grands seigneurs, très exacts à payer leurs dettes de jeu, — dettes d’honneur, comme ils disent, — mais qui ne paient jamais ni le marchand, ni l’ouvrier. Voici les avocats célèbres, ceux du moins qui possèdent à fond le grand art de rendre noir le blanc ; voici les notaires… fragiles, les greffiers dangereux, les procureurs subtils, les secrétaires avides, les rapporteurs non-chalans, les huissiers à qui l’on graisse la patte pour dissimuler les