Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/618

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les plus charmans du fabuliste ne valent pas ces paroles d’Ésope expliquant à Crésus pourquoi il a gardé si précieusement ses vieux habits d’esclave.

Telle est cette comédie héroïque où le gentil Boursault nous donne à sa manière le tableau des caractères et des mœurs dans les dernières années du xvrp siècle. Œuvre saine et forte, une fois le genre admis, et dans laquelle le poète, malgré les inégalités de son talent, avait sur plusieurs points devancé son époque. Quelques-unes des scènes et un grand nombre des vers que je viens de commenter étaient des peintures si vraies, renfermaient des principes si nouveaux qu’on n’osa pas tout d’abord les produire sur le théâtre. Ces beaux vers de Crésus sur les flatteries des gens de cour :

…. Je m’aperçois, ou plutôt je soupçonne
Qu’on encense la place autant que la personne,
Que c’est au diadème un tribut que l’on rend,
Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.


Ces vers si beaux, si français, on craignit de les faire retentir sur la scène en 1701[1]. Ce portrait du courtisan athée, on eut peur de le présenter au public. Le peintre, dans son ingénuité, avait fait une œuvre trop hardie. Quel honneur pour le poète d’Ésope à la cour ! et comme du fond de sa province l’excellent homme avait touché juste !

Il avait touché juste et en même temps il avait gardé une parfaite mesure sans que nulle crise, même la plus violente, pût lui causer le moindre trouble. Pendant que Boursault préparait son Ésope à la cour, il eut à essuyer sur son frêle esquif une véritable tempête. Une édition de ses dernières comédies avait paru en 1694 accompagnée d’une Lettre sur les spectacles, dont l’auteur était le père Caffaro. Ce père Caffaro, supérieur des théatins, était très affectionné au fils de Boursault, devenu religieux de son ordre, et de là les rapports les plus aimables entre le poète et le vieux moine. Un jour, après avoir lu le Mercure galant, le père Caffaro eut l’idée d’écrire en latin une dissertation sur la comédie et de justifier cette forme de l’art en s’autorisant des pères de l’église comme des docteurs du moyen âge, particulièrement de saint Thomas. Ce travail n’était pas destiné au public. Le supérieur des théatins l’avait composé sans doute après quelque conversation avec le jeune religieux,

  1. On n’osa même pas les imprimer sans en modifier le texte. Aux deux derniers vers du passage que nous citons ici on substitua ces doux vers, qui ne sont pas de Boursault et que toutes les éditions suivantes ont conservés :
    Qu’on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi
    Et que le trône enfin l’emporte sur le roi.