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fût conduite avec plus d’humanité. Le général américain Sheridan, qui était présent, profita de cette occasion pour déclarer que « la vraie stratégie consiste d’abord à porter de rudes coups aux armées ennemies, et ensuite à infliger aux habitans du pays assez de souffrances pour les obliger à soupirer après la paix et à presser leur gouvernement de la conclure. « Il ne doit leur rester, dit-il par forme de conclusion, que les yeux pour pleurer. » — « Sentence un peu dure, ce me semble, remarque à ce propos M. Busch, quoique digne peut-être d’être prise en considération, ein wenig herzlos, aber vielleicht beachtenswerth. » Quand on est curieux, on n’est pas méchant, car on a le goût des distractions, et la haine ne se distrait jamais. Le docteur ne hait pas les Français, il se contente de les mépriser. Pendant la campagne, il oubliait quelquefois les horreurs de la guerre pour étudier en touriste les villes qu’il traversait, pour visiter les châteaux et les églises. Quoiqu’il ait couru le monde, quoiqu’il ait voyagé en Amérique et en Orient, il n’avait pas encore mis les pieds en France, et il faisait dans cette terre inconnue une foule de découvertes qui lui causaient de candides étonne-mens ; les gens qui s’étonnent ne sont pas pervers. Il fut très surpris de découvrir que les Français ont le respect des morts et qu’ils ôtent leur chapeau en voyant passer un enterrement. — Eine schöne Sitte ! s’écrie-t-il. C’est à vrai dire le seul mérite qu’il reconnaisse à cette race inférieure.

Le docteur Busch n’est pas absolument étranger aux plaisirs que goûtent les cœurs sensibles ; il a de fugitifs accès de poésie, il s’interrompt parfois au milieu d’un récit pour nous décrire un paysage qui lui a plu, ou pour célébrer le charme d’un beau clair de lune. A Versailles, il lui arriva de se moquer de M. Abeken qui parcourait les allées du jardin de Mme Jessé en récitant des vers grecs et allemands, et qui de temps à autre se baissait pour ramasser sous les feuilles sèches des violettes, qu’il se proposait d’envoyer à Mme Abeken. « Cependant j’avais tort de sourire, nous dit-il, car je dois confesser que gagné par la contagion, je cueillis, moi aussi, des violettes pour les envoyer à ma doctoresse. » Mais la poésie et les violettes ne sont dans le journal du docteur Busch qu’un hors-d’œuvre presque insignifiant. Il a le goût du solide, il aime les plaisirs substantiels, et il s’applique à nous démontrer que la guerre est une chose moins terrible qu’on ne le croit et qu’on peut la faire confortablement. En 1870, « le soldat de la plume » n’a guère souffert des privations. Il nous raconte en détail toutes ses bonnes fortunes culinaires ; il n’a pas l’ingratitude de l’estomac. Soit qu’il nous parle de certain punch au Champagne, au thé et au sherry, inventé par M. de Moltke, ou d’un gigantesque pâté de truites envoyé au quartier général par un traiteur de Berlin, il s’anime, il s’échauffe, sa plume éprouve un secret frémissement, et l’émotion contenue de l’historien se communique au lecteur.