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c’est bien la tradition de nos historiens qui a tort. Il serait assez difficile en effet de montrer par où l’alliance autrichienne était boiteuse, comme il serait assez difficile de montrer l’intérêt que pouvait avoir la France à favoriser l’intrusion de la Prusse dans le système de l’équilibre européen. Et puis il est temps de cesser d’écrire l’histoire du XVIIIe siècle sur la parole unique et sur le témoignage, devenu pour ainsi dire sacro-saint, du fondateur de la grandeur prussienne. Grand dans la guerre, grand dans la politique, le grand Frédéric fut très grand encore dans l’art de mentir avec fruit. Nous l’avons trop et trop souvent oublié. Les lecteurs de la Revue[1] connaissent l’histoire de ce prétendu billet de Marie-Thérèse à Mme de Pompadour où la fière impératrice aurait qualifié de « cousine » et de « bonne amie » la demoiselle Antoinette Poisson, femme Le Normand d’Etioles et marquise de Pompadour. M. Masson suggère l’hypothèse que Frédéric aurait bien pu inventer sinon le billet, au moins la légende, pour faire pendant au billet plus que poli qu’il avait lui-même adressé jadis à la duchesse de Châteauroux. Et de fait c’est bien ainsi que ce grand homme « fertile en ruses » écrivait l’histoire. On sait d’ailleurs qu’il avait gagé un peu partout des courtisans de toute sorte, adorateurs nés du succès et de la force, éminemment propres à démontrer aux hommes qu’on a toujours tort quand on tombe et qu’un vainqueur a toujours raison. Il recrutait les grands écrivains comme son père, le même dont l’une des dernières paroles fut pour faire dire au cardinal de Fleury « qu’il mourait bon Français, » recrutait les grands grenadiers. Seulement le père ne savait qu’admirer ses grenadiers, le fils savait également jouer de ses écrivains et de ses grenadiers.

Que l’on admire donc autant que l’on voudra le vainqueur de Rosbach et le vaincu de Kollin, l’un des plus grands hommes de guerre de tous les temps, l’un des plus profonds politiques, et, si l’on y tient, le premier des rois philosophes ; c’est le strict devoir de l’histoire impartiale. Mais que l’on se mette en défiance de l’historien, et que l’on applique son témoignage les règles élémentaires qu’une saine critique doit appliquer au témoignage d’un intéressé, d’une partie au débat. Encore quelques efforts, encore quelques publications du genre de celle de M. Masson et ce vœu se réalisera.


Le directeur-gérant, G. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1877.