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élus fournit contre les assises de paix une objection d’un autre ordre. N’est-il pas singulier, dit-on, de confier la révision des sentences d’un juge ignorant à ses pareils, de créer une cour d’appel dont tout juriste peut être absent, et cela lorsque la cour ainsi composée doit trancher les difficiles questions de compétence, d’appel et de cassation[1]. Si le manque de légistes contraint à ne pas exiger des juges de paix une instruction technique, convient-il de rendre une magistrature ainsi recrutée entièrement indépendante ? Ne serait-il pas plus sage, au lieu de lui laisser une autonomie dangereuse pour le public et pour elle-même, de la soumettre au contrôle de juges expérimentés, de juristes de profession ? — En attaquant les fonctions actuelles des assises de paix, on en vient à combattre l’autonomie de la magistrature élective, on est conduit à en demander la subordination aux tribunaux ordinaires, et par suite à renverser le dualisme judiciaire et toute l’économie du nouveau système fondé sur la séparation des deux magistratures.

C’est là que tendent certains juristes et publicistes russes. A leurs yeux, le contrôle des assises de paix sur la magistrature élective est illusoire, fictif, le contrôle du sénat, surchargé d’autres soins, est insuffisant. Pour eux, la double série de tribunaux sortis de la réforme judiciaire de 1864 a l’impardonnable défaut de manquer d’unité, le sénat est impuissant à maintenir l’harmonie des deux justices isolées par la loi. Afin de rétablir dans la pratique judiciaire l’unité avec la régularité, il faudrait mettre un terme au divorce actuel entre les deux ordres de tribunaux.

Pour nous, la dualité des organes judiciaires de la Russie est une conséquence naturelle de la différence de leur mode d’institution. Subordonner la magistrature élective à la magistrature directement nommée par l’état, ce serait d’une manière détournée neutraliser, si ce n’est annihiler l’une au profit de l’autre. Une telle mesure de défiance vis-à-vis de la justice locale est-elle aujourd’hui assez impérieusement exigée par les faits pour que le pouvoir se décide à une si grave modification d’institutions si récentes ? Des défauts tant reprochés aux juges et aux assises de paix, les uns me semblent exagérés, les autres transitoires. Si l’esprit de corps expose les assemblées de paix à une excessive indulgence pour le premier juge, à une certaine complaisance pour ses décisions, l’esprit de corps

  1. En fait, les erreurs de compétence, les vices de forme, les interprétations erronées de la loi sont fort nombreuses. Les assises de paix cassent chaque année un grand nombre des décisions des simples juges de paix, et si dans les campagnes le nombre des sentences ainsi annulées n’est pas plus considérable, s’il n’y a pas un plus grand nombre d’appels et de plaintes, cela tient, dit un écrivain russe, moins à la patience du moujik et du peuple, qu’à son ignorance de ses droits et à la cherté des pourvois près du sénat (Golovatchef, Deciat lêt reform., p. 331-332).