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couvert de coussins et d’étoffes de soie : autour de lui, debout, se tiennent ses généraux, ses ministres, ses pages, toute sa cour ; sur le seuil, mon escorte se prosterne et embrasse la terre. En me voyant, Minylik est visiblement ému, car il sait tout ce que j’ai souffert pour arriver jusqu’à lui. Je vais droit à lui, je lui serre la main, je le salue en amarina. Deux fauteuils étaient préparés à la droite du siège royal, l’un pour moi, l’autre pour M. Jaubert ; nous prenons place. Après les complimens d’usage, le roi m’interroge sur ma santé, sur mon voyage, sur les dangers que nous avons courus ; mais au récit de la mort de nos compatriotes lâchement assassinés, Minylik, fronçant les sourcils et se cachant le bas du visage sous un pan de sa toge en signe de douleur, reste un moment silencieux ; l’émotion gagne toute l’assemblée. « Le sang français versé par les Adels est mon sang, me dit alors le roi noblement ; comme vous, vos compagnons ont quitté leur pays pour venir me voir et m’être utiles, ils sont morts pour moi, je les vengerai. »

Minylik II est un jeune homme d’une trentaine d’années, le front haut, l’œil intelligent, le teint plus clair que la plupart de ses sujets, portant dans toute sa personne un grand air de noblesse et de distinction ; doux et généreux de caractère, il est en même temps un guerrier intrépide, et six mois ne s’écoulent pas sans qu’il ne dirige contre les Gallas, établis sur l’ancien territoire de l’empire, quelque glorieuse expédition ; mais ce qui le distingue surtout, c’est un parfait bon sens qui, joint au plus grand désir de savoir, lui fait saisir en toute chose le côté pratique et vrai. Minylik avait dix ans quand son père Haïlo Mélekôt, fils de Sahlé Salassi, mourut de maladie au milieu de son armée, la veille même du jour où il allait livrer bataille au terrible Théodoros, agresseur du Choa ; cependant les nobles réunis en conseil décidèrent de combattre à tout prix pour leur indépendance, mais de peur que la mort du roi ne fit une impression fâcheuse sur l’esprit des troupes, on essaya de la cacher ; le lendemain matin en effet les soldats du Choa marchaient au combat précédés d’une litière fermée qui était censée enfermer le roi souffrant ; malgré leur résistance énergique, ils finirent par être écrasés, le pays fut soumis, et le jeune prince lui-même emmené prisonnier avec les principaux officiers de son père qui avaient voulu partager son sort. Il vécut dix ans à Gondar, dans une captivité adoucie, n’ayant pas trop à se plaindre du négus qui le ménageait dans des vues toutes politiques et le destinait, dit-on, à devenir son gendre. Minylik, moins flatté de cette alliance que fidèle aux traditions de sa famille, n’eut pas plus tôt appris la révolte d’une partie des nobles du Choa qu’il s’échappa pour se mettre à leur tête ; en quelques jours, il eut reconquis son royaume, et Théodoros, occupé d’autres soins, ne