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QUATRE RENCONTRES.

trop perdre de temps, car l’Europe se débyronise avec une rapidité déplorable.

— Combien de temps me donnez-vous ?

— Je vous donne dix ans.

— Je crois que je pourrai partir avant dix ans, répliqua miss Spencer avec le plus grand sérieux.

— Tant mieux. Cela vous intéressera énormément.

Je venais de tomber sur la photographie de quelque coin d’une ville d’Europe qui me rappelait de chers souvenirs. Mes souvenirs, je le suppose, m’inspirèrent une certaine éloquence, car miss Spencer m’écoutait en retenant son haleine.

— Êtes-vous resté longtemps à l’étranger ? me dit-elle après un intervalle de silence.

— Bien des années.

— Et vous avez voyagé partout ?

— Partout, non. J’ai parcouru l’Europe un peu au hasard. J’aime beaucoup à voyager.

Elle me lança encore un de ses regards furtifs.

— Vous pariez français et italien ?

— Assez pour me tirer d’affaire.

— Est-ce très difficile ?

— Je suis persuadé que vous apprendriez vite, répliquai-je poliment.

— Oh ! moi, je n’aspire pas à parler une autre langue que la mienne ; je voudrais seulement comprendre. On dit que le Théâtre-Français est si beau.

— C’est le premier théâtre du monde.

— Vous y êtes allé bien souvent ?

— Lorsque j’habitais Paris, j’y allais chaque soir.

— Chaque soir ! répéta-t-elle en ouvrant de grands yeux. — Un instant après, elle me demanda : — Quel pays préférez-vous ?

— Il y a un pays que je préfère à tous les autres à cause de son soleil. Je suis sûr que dans dix ans d’ici vous penserez comme moi.

— L’Italie ? dit-elle.

— L’Italie, répondis-je.

Son visage s’était animé ; elle n’aurait certes pas semblé plus jolie si, au lieu de lui montrer des photographies, je lui avais parlé d’amour. Elle venait de me regarder d’un air interrogateur ; elle détourna les yeux et rougit un peu. Il y eut une pause qu’elle rompit en disant :

— C’est là le pays que je désire surtout visiter.

Nous passâmes en revue plusieurs photographies sans échanger une parole.