Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/914

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
908
REVUE DES DEUX MONDES.

— On dit que la vie n’est pas trop chère en Italie, reprit-elle enfin.

— On a raison ; j’y ai vécu à meilleur marché qu’ailleurs.

— Néanmoins tout cela coûte cher, n’est-ce pas ?

— Vous voulez dire un voyage en Europe ?

— Oui. Je ne suis pas riche, — je donne des leçons. Voilà l’embarras.

— Il faut certainement de l’argent, répliquai-je ; mais on peut s’arranger de façon à n’en pas trop dépenser.

— Je crois que je saurais très bien m’y prendre, répliqua miss Spencer. J’ai des goûts fort simples. J’ai déjà mis quelque chose de côté pour mon voyage, ajouta-t-elle d’un ton confidentiel. Mais tout a été contre moi, l’argent et bien d’autres raisons. J’ai attendu et attendu. Ç’a été un château en Espagne. J’ose à peine y songer. Deux ou trois fois le château a presque paru bâti, et dès que je me suis mise à en parler il s’est écroulé ! J’ai eu tort de vous entretenir de mon rêve, poursuivit-elle avec un peu d’hypocrisie, car le simple exposé de son projet lui avait évidemment causé une joie indicible. Il y a une dame qui a beaucoup d’amitié pour moi ; elle ne tient pas du tout à quitter Grimwinter, et je lui parle sans cesse de mon voyage. Elle m’a dit l’autre jour qu’elle ne sait pas ce que je deviendrai, que je perdrai peut-être la tête si je ne visite pas l’Europe, et que je la perdrai infailliblement si j’ai la joie de réaliser mon rêve.

— Rassurez-vous, répondis-je en riant ; il y a longtemps que vous attendez, et vous avez encore toute votre raison. Elle me regarda un instant sans répondre.

— Je n’en suis pas trop sûre, dit-elle enfin. Je ne pense qu’à cela, si bien que j’oublie beaucoup de choses dont je devrais m’occuper. C’est là une espèce de folie.

— Le remède est facile à trouver ; il vous suffira de partir.

— Oui, j’ai la conviction que je verrai l’Europe. J’y ai un cousin. Nous examinâmes encore quelques photographies, et je demandai à miss Spencer si elle avait toujours habité à Grimwinter.

— Je ne suis pas tout à fait une provinciale, monsieur ! répliqua-t-elle en se redressant de toute la hauteur de sa petite taille, j’ai passé vingt-trois mois à Boston.

Je répondis que dans ce cas la vue des vieilles capitales de l’Europe ne l’étonnerait pas autant qu’elle le supposait ; mais je ne réussis pas à lui inspirer des craintes à cet égard.

— Je connais l’ancien monde mieux que vous ne le croyez, me dit-elle. Je ne me suis pas contentée de lire Byron ; je me prépare, j’ai étudié les historiens et les voyageurs.