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QUATRE RENCONTRES.

Ele me regarda d’un air surpris et rougit un peu, puis un léger tressaillement m’annonça qu’elle me reconnaissait à son tour.

— C’est vous qui m’avez montré les photographies chez Mme  Jones !

— Oui, c’est moi. Je me félicite de cette rencontre, car il m’appartenait de vous souhaiter la bienvenue, après l’éloge que je vous ai fait de l’Europe.

— Vous ne m’en avez pas trop dit. Je suis si heureuse ! répliqua-t-elle.

En effet, elle paraissait très heureuse. Elle ne me semblait pas avoir vieilli ; elle était aussi paisiblement jolie que lors de notre première rencontre. Trois ans auparavant j’aurais pu la comparer à une petite fleur puritaine aux couleurs peu voyantes ; on comprendra sans peine que dans les circonstances actuelles je ne pouvais songer à chercher une comparaison moins délicate. À côté d’elle, un vieux monsieur vidait un verre d’absinthe ; derrière elle, la dame de comptoir criait : — Alcibiade ! Alcibiade ! à un garçon de café en tablier blanc. Le charmant contraste !

J’expliquai à miss Spencer que mon beau-frère avait été son compagnon de voyage, et je le présentai. Elle le salua comme si elle le voyait pour la première fois. Elle ne l’avait évidemment pas remarqué et elle ne tenta même pas de s’excuser. Je restai auprès d’elle devant la porte du café, tandis que mon beau-frère allait rejoindre sa femme. Je dis à miss Spencer que notre rencontre, à l’heure même de son débarquement, avait quelque chose d’étrange et que je m’estimais heureux de me trouver là, à point nommé, pour recevoir ses premières impressions.

— Il me serait difficile de me rendre compte à moi-même de ce que j’éprouve, répliqua-t-elle. Il me semble que je rêve. Je crois vraiment que le café m’a monté à la tête, — je n’en ai jamais bu d’aussi bon. Il y a près d’une heure que je suis assise ici, et je n’ai pas envie de bouger. Tout est si pittoresque !

— En vérité, miss Sppncer, vous avez tort de vous laisser ravir à ce point par cette pauvre ville du Havre, si prosaïque, — il ne vous restera plus d’enthousiasme à dépenser. Rappelez-vous tous les beaux endroits, toutes les belles choses qui vous attendent. Rappelez-vous l’Italie.

Je ne crains pas de me trouver à court d’admiration, répondit-elle gaîment. Je pourrais rester ici toute une journée en me disant : Me voici enfin en Europe ! C’est si sombre, et si vieux, et si différent !

— Ce qui m’étonne, moi, c’est de vous trouver installée en plein air. N’êtes-vous pas descendue dans un hôtel ?

J’étais à la fois amusé et effrayé par l’innocente effronterie avec laquelle cette jolie petite Américaine s’établissait ainsi devant la porte d’un café, dans un isolement qui devait la faire remarquer.