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Elle s’appuya contre le poteau d’une porte que le propriétaire s’était dispensé de faire peindre, et baissa un peu la tête. Puis elle me regarda un instant, et je crus reconnaître l’expression que l’on voit sur le visage d’une femme quand ses larmes veulent déborder. Elle s’avança de deux pas sur la marche fendue et ferma la porte derrière elle. Alors elle se mit à sourire, et je vis que ses dents étaient aussi blanches que jamais.

— Êtes-vous resté là-bas pendant tout ce temps ? me demanda-t-elle presque à voix basse.

— Il n’y a que trois semaines que je suis de retour. Et vous, n’êtes-vous jamais repartie ?

Me regardant toujours avec son sourire fixe, elle rouvrit la porte sans se retourner.

— Je ne suis pas trop polie, dit-elle. Ne voulez-vous pas entrer ?

— Je crains de vous déranger.

— Vous ne me dérangez pas du tout, répliqua-t-elle en repoussant la porte et m’invitant du geste à entrer.

Je la suivis. Elle me conduisit dans une petite salle qui se trouvait à gauche d’un étroit couloir et que je supposai être son salon, bien qu’il donnât sur le derrière du cottage. Nous passâmes devant la porte fermée d’un autre appartement d’où l’on devait jouir de la vue des cognassiers ; de ce côté, on n’apercevait qu’une cour occupée par un bûcher et par deux poules. Néanmoins la chambre me sembla très jolie jusqu’au moment où je reconnus combien son élégance annonçait de pauvreté ; ensuite, je la trouvai peut-être plus jolie encore, car jamais je n’ai vu de la percale fanée et de vieilles gravures encadrées de feuilles d’automne disposées avec autant de goût.

Miss Spencer s’assit sur une très petite portion de canapé, les mains croisées sur les genoux. On lui aurait donné dix ans de plus que lors de sa visite au Havre, et c’eût été une flatterie indigne que de la qualifier de jolie ; mais il y avait toujours en elle quelque chose de gracieux et de touchant. Elle était évidemment émue. Je feignis d’abord de ne pas m’en apercevoir ; mais, au souvenir de notre dernière rencontre, son émotion me gagna.

— Je regrette presque d’être venu, lui dis-je malgré moi ; ma visite vous fait de la peine.

Elle se cacha le visage dans les mains, puis répondit en souriant :

— C’est parce que vous me rappelez…

— Oui, j’ai eu tort. Je vous rappelle cette triste journée que vous avez passée au Havre.

Elle secoua la tête :

— Triste ! ç’a été une de mes joies, répliqua-t-elle.

— Je n’ai jamais été aussi indigné, repris-je, que lorsqu’on re-