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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/929

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QUATRE RENCONTRES.

tournant à votre auberge le lendemain j’ai appris que vous étiez repartie.

Elle se tut pendant une minute ou deux, puis répondit :

— Ne parlons plus de cela, je vous prie.

— Et vous êtes revenue tout droit à Grimwinter ?

— J’étais de retour juste trente jours après mon départ.

— Et vous êtes restée ici depuis ?

— Oui, répondit-elle doucement.

— Quand retournerez-vous en Europe ?

La question était brutale ; mais il y avait sous sa résignation quelque chose qui m’irritait et je voulais lui arracher une parole d’impatience.

Elle fixa un instant les yeux sur un coin du tapis qu’un rayon de soleil éclairait ; puis elle se leva pour abaisser le store, et ce ne fut qu’après avoir effacé ce point lumineux qu’elle répondit : — Jamais.

— J’espère au moins que votre cousin vous a rendu votre argent ?

— Je n’y songe plus.

— Vous ne songez plus à votre argent ?

— Je ne songe plus à aller en Europe.

— Voulez-vous dire que vous n’iriez pas si vous le pouviez ?

— C’est impossible ! c’est fini, je n’y pense plus.

— Alors il ne vous a jamais rendu votre argent ? m’écriai-je.

— Je vous en prie,… je vous en prie,… commença-t-elle.

Elle s’interrompit et regarda du côté de la porte ; un frôlement de robe et un bruit de pas avaient résonné dans le couloir.

Je dirigeai aussi les yeux vers la porte ; elle était ouverte et livra passage à une dame qui s’arrêta sur le seuil. Cette dame était suivie d’un jeune homme. Elle me contempla assez longtemps pour me permettre de la bien examiner à mon tour. Alors elle se tourna vers Caroline Spencer et dit avec un accent étranger fort prononcé :

— Excusez-moi de vous avoir interrompue ! Je ne savais pas que vous aviez du monde.

À ces mots elle dirigea de nouveau les yeux sur moi.

C’était une comtesse vraiment extraordinaire ; pourtant je me figurai tout d’abord l’avoir déjà rencontrée. Bientôt je m’aperçus que j’avais seulement rencontré des dames qui lui ressemblaient beaucoup ; mais je les avais rencontrée loin de Grimwinter, et il me paraissait étrange de retrouver ici un de ces produits d’un autre monde. Vers quels parages sa présence semblait-elle me ramener ? Vers quelque palier obscur d’un quatrième étage parisien, où une locataire vêtue d’un peignoir fané se penche par-dessus la rampe et crie à la concierge de lui monter son café. La visiteuse de miss Spencer était une femme assez grasse, d’un âge mûr, au visage replet d’un blanc jaune, aux cheveux ramenés en arrière, à la chi-