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quoiqu’il ait été souvent cité. Après avoir raconté les soins qu’ils prennent de ceux de leur secte qu’on a jetés en prison, et les efforts qu’ils font pour rendre leur captivité plus légère, il ajoute : « Ces malheureux se figurent qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement. En conséquence, ils méprisent les supplices et se livrent volontairement à la mort. Leur premier législateur leur a encore persuadé qu’ils sont tous frères. Dès qu’ils ont une fois changé de culte, ils renoncent aux dieux des Grecs et adorent le sophiste crucifié dont ils suivent les lois. Ils méprisent également tous les biens et les mettent en commun sur la foi complète qu’ils ont en ses paroles. En sorte que, s’il vient à se présenter parmi eux un imposteur, un fourbe adroit, il n’a pas de peine à s’enrichir très vite, en riant sous cape de leur simplicité. » Faut-il dire, avec Preller, que Lucien a tracé dans ce passage « un portrait fort honorable des chrétiens ? » Ou doit-on y voir, avec M. Keim, la preuve qu’il ressentait pour eux un violent mépris ? Quoique ces deux opinions paraissent contraires, elles peuvent se concilier. C’est évidemment le mépris qui domine. « Il est clair, dit M. Zeller, que, dans son Pérégrinus, Lucien éprouve un véritable plaisir à fustiger les chrétiens avec son héros, qu’il tient l’un pour un fanatique, les autres pour des dupes, et tous pour des fous qu’il faut soigner ensemble dans le même hôpital. » Il me semble pourtant qu’il n’est pas trop dur pour ces malheureux. Il ne lui échappe contre eux aucun de ces mots de colère et de haine si fréquens chez son ami Celse. C’est, au demeurant, une folie assez douce dont ils sont atteints, et il est plus porté à les plaindre qu’à les punir. Celse croit la persécution légitime et efficace, Lucien y répugne. Il est de l’avis du gouverneur de Syrie, un vrai philosophe, qui ne voulait pas faire des martyrs, et qui, lorsqu’il voyait des chrétiens assez fous pour braver la mort, les mettait en liberté.

Je ne quitterai pas Lucien sans dire un mot d’une autre question qui a été aussi fort discutée. On s’est beaucoup demandé quelle influence ont pu avoir ses livres sur la propagation du christianisme, et s’il était pour lui un obstacle ou un secours. La réponse n’est pas aisée à faire. Quand on a lu ces railleries terribles dont il accable les anciens dieux, il semble d’abord qu’il servait la nouvelle doctrine ; mais on est tenté de croire qu’il lui était nuisible lorsqu’on songe que ses attaques contre un culte atteignaient les autres, qu’il ne distinguait pas entre eux, qu’il était l’ennemi du surnaturel et des religions en général. Il est donc assez difficile de dire s’il faut le prendre pour un adversaire déclaré ou pour un complice secret du christianisme.