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de ses plus charmans dialogues, il suppose que l’Olympe est attentif à la dispute de deux philosophes d’Athènes qui discourent sur la Providence. Comme l’épicurien qui la nie est beaucoup plus habile que le stoïcien qui la défend, Jupiter finit par prendre grand’peur. Il craint que, si les hommes sont convaincus que la Divinité ne s’occupe pas des choses humaines, ils cessent d’immoler des victimes, et que les dieux ne perdent leur subsistance. « Que redoutes-tu ? lui répond Mercure, qui juge mieux la situation. Est-ce donc un si grand malheur que quelques personnes partagent l’opinion d’Epicure ? Il y en aura toujours assez d’autres qui penseront le contraire, la plupart des Grecs, la vile multitude et tous les barbares. » Ceux-là sont les croyans : on voit ce qui reste aux sceptiques.

Je suppose même, pour tout dire, que, si Lucien a pu s’emparer de quelques âmes et les attirer à lui, le résultat définitif de ces rares conversions n’a pas dû être toujours conforme à ses désirs. Il s’est représenté, dans un de ses dialogues, discutant avec un élève des stoïciens, le jeune Hermotime qui est enthousiaste de ses maîtres, épris de leurs doctrines, heureux de consacrer sa vie à les étudier. Lucien le presse de ses questions adroites ; il l’embarrassé, il l’inquiète, il l’ébranle. Le malheureux jeune homme souffre de voir sa confiance en ces études s’évanouir ; il s’épouvante du vide qui se fait tout d’un coup dans sa conscience ; il pleure et se plaint. « Qu’as-tu fait ? dit-il à son habile contradicteur. Tu as réduit mon trésor en charbon. Il faut vraiment que je sois sorti de chez moi sous de fâcheux auspices, puisque je t’ai rencontré. » Lucien le rassure ; il l’habitue insensiblement à l’idée qu’il s’est trompé, qu’il a perdu son temps et sa peine à fréquenter les écoles. Hermotime à la fin se déclare tout à fait revenu de la philosophie. « Maintenant, dit-il, je ne ferai pas mal de m’aller raser la tête, à l’exemple de ceux qui se sont sauvés d’un naufrage. Je veux célébrer comme une fête le jour où s’est dissipée l’obscurité répandue sur mes pas. Pour les philosophes, si par hasard et malgré mes précautions j’en rencontre un sur mon passage, je m’en détournerai, comme on fuit les chiens enragés. » Mais est-il vrai qu’il soit aussi guéri qu’il le pense ? J’en doute beaucoup. Les seuls alimens que Lucien offre à son âme, l’insouciance et l’oubli, ne lui suffiront pas longtemps ; l’ardeur d’esprit qui l’a jeté si jeune dans le Portique se réveillera, il se remettra en quête de croyances sans pouvoir se satisfaire, car il portera toujours au cœur la blessure que le terrible railleur lui a faite ; en sorte qu’après avoir de nouveau parcouru les écoles des philosophes, et fréquenté peut-être les charlatans, fatigué d’erreurs, avide de repos, il viendra se mettre sous la direction d’un prêtre chrétien. — C’est ainsi que Lucien, sans le savoir