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l’autel qui les a reçues, quand les évolutions historiques les en exilent. — La grande figure de Paul hante toutes ces églises et domine tous leurs souvenirs : le muezzin qui psalmodie l’appel d’Allah du haut du panthéon m’a montré, dans la cour de l’édifice, un ambon de vert antique qui aurait été, suivant lui, la chaire de l’apôtre.

On en a fini avec les curiosités de la ville en visitant, après les temples, l’arc de Constantin, reproduction de l’arc de Titus à Rome, qui montre sur ses bas-reliefs effacés des caravanes de chameaux portant le butin pris aux Sarmates : le château des Sept-Tours, citadelle turque accrochée aux flancs de la montagne, d’où elle domine la ville et le port ; l’emplacement d’un temple antique, à l’entrée de la ville, sur le quai ; il fut dépossédé par une tour moyen âge, bondée de prisonniers qui gesticulent à travers les lucarnes grillées ; d’aucuns, assis sur les créneaux du couronnement, regardent mélancoliquement fuir sur la mer les voiles des barques et les ailes des mouettes, décevantes images de liberté.

J’ai couru un peu tous les quartiers de la ville moderne, en cherchant ces vestiges du passé ; ils se ressemblent par leur aspect commun de misère et d’incurie. Il faut ajouter, pour expliquer cet état de choses, que Salonique est la Jérusalem moderne de l’Orient. Tout le long de ses ruelles montueuses, on rencontre de maigres fils d’Israël, glissant de leur pas affairé et furtif ; sur les portes, des Juives au type puissant, pâle et fier, allaitent leurs enfans. Sur une population de 80,000 âmes, on compte que plus de 50,000 appartiennent à la race hébraïque. La plupart de ces familles passèrent d’Espagne en Roumélie au XVe siècle ; l’indifférence dédaigneuse du musulman était un bienfait pour elles après les proscriptions des états catholiques. Salonique leur doit ce caractère sordide et actif, propre aux groupes israélites en Orient. Son port est le grand marché des céréales et des tabacs pour toute la Roumélie ; mais ce mouvement commercial n’est qu’un faible essai, si on le compare au développement dont il est susceptible dans certaines chances d’avenir. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour comprendre le rôle considérable destiné à Salonique dans l’économie future de l’Europe, depuis l’ouverture du canal de Suez. Les vapeurs postaux mettent actuellement trois jours pleins de Port-Saïd à Brindisi, quatre jusqu’à Trieste, cinq ou six jusqu’à Marseille ; ils peuvent franchir en cinquante heures la distance entre l’Égypte et Salonique. En outre les marchandises débarquées dans les entrepôts de l’Adriatique et de la Méditerranée ont à fournir de longs parcours sur les voies ferrées avant d’atteindre le bassin du Danube et l’Europe orientale. Quand le chemin de fer, aujourd’hui ébauché dans la