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vallée du Vardar, se continuera par une des vallées bosniaques ou serbes de la Drina, de l’Ibar ou de la Morava et viendra rejoindre le Danube, Salonique sera le point de transbordement le plus proche de ce fleuve par terre, le plus voisin du canal de Suez par mer ; ce magnifique port, dormant dans des eaux profondes au fond d’un golfe, abrité des vents par de hautes montagnes, deviendra l’entrepôt naturel de toute la péninsule des Balkans, de la Hongrie, des Principautés, de la Pologne, de la Russie occidentale ; la vallée du Vardar est la route indiquée où doivent se croiser les richesses de l’Inde et du nord de l’Europe, le jour où, par le fait des déplacemens historiques, une race industrieuse et énergique viendra y appliquer les grands instrumens du travail moderne : ce jour-là, Brindisi et Marseille recevront un coup redoutable.

Heureusement pour notre chère Marseille, ces menaces semblent encore bien lointaines. Quand j’ai voulu aller reconnaître l’embouchure du fleuve auquel mon imagination prêtait de si belles destinées, on m’en a vivement détourné, en m’assurant que les fièvres les plus malignes habitent seules sur ses bords. Nous occupons une petite maison à l’extrémité du faubourg qui forme la corne orientale du croissant figuré par la ville : de là on me montre du doigt, comme un fléau visible, les vapeurs épaisses qui couvrent la pointe de la corne occidentale, perdue dans les marais stagnans du Vardar. La malheureuse population de ce faubourg est tout entière décimée par la fièvre durant les deux tiers de l’année. Un chemin de fer est nominalement ouvert de Salonique à Uskup ; il y a trois départs chaque semaine, un par quarante-huit heures, et rien ne prouve que les trains n’arrivent pas habituellement jusqu’à Uskup. Au-delà commencent les régions presque mythiques de l’Albanie ; ces montagnes, sises au cœur de l’Europe et dont, par un beau temps, on aperçoit les cimes d’Otrante et de Brindisi, sont moins parcourues et moins bien connues de nous que certaines peuplades du Niger. J’ai pu causer ces jours-ci avec un de nos compatriotes qui en arrive, un ingénieur employé aux travaux du tronçon entre Uskup et Mitrovitza ; il s’en revient dégoûté, impayé, fort sceptique sur l’avenir de l’œuvre à laquelle il a collaboré. Les détails terriblement pittoresques qu’il me donne sur les mœurs albanaises, étudiées à domicile, semblent appartenir aux récits homériques beaucoup plus qu’à la vie contemporaine. Le yataghan et le fusil sont les seules lois de la montagne guègue, où tout homme marche armé. Mon ingénieur me raconte quelques scènes dont il a été récemment témoin : une fois ce sont deux Arnautes qui se prennent de querelle à propos d’un lièvre que tous deux prétendent avoir abattu ; l’un d’eux saisit sa carabine, couche son compétiteur raide mort sur le champ, et s’en retourne