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qu’il sait mettre en œuvre pour arriver à ses fins. Les combinaisons auxquelles il a recours font parfois, il est vrai, plus d’honneur à la souplesse de son esprit qu’à la rectitude de son caractère. C’est ainsi qu’on l’a vu tour à tour démocrate ardent et favori d’un souverain, cherchant un peu partout ses appuis, rêvant un art universel, mais se rabattant à propos sur un art national, après avoir vainement essayé de franchir les frontières de sa patrie[1].

Le terrain et le moment étaient singulièrement propices à l’épreuve qu’a tentée Wagner, L’Allemagne, fière de son unité récente, ne pouvait qu’être sympathique à l’éclosion d’une forme d’art nouvelle, née chez elle et qui prendrait pour tâche unique de célébrer ses gloires. Grâce à tant de complicités, le maître put impunément multiplier ses exigences ; toutes allaient être satisfaites, et son opiniâtre volonté devait triompher des difficultés de toute nature qu’il avait, comme à plaisir, accumulées lui-même autour de son œuvre.

A jour dit, le 13 août 1876, l’attention du monde musical était attirée vers cette petite ville de Bayreuth, appelée, pour peu de temps du reste, à sortir de son calme séculaire. Sur un terrain que la ville avait libéralement offert s’élevait le théâtre construit au moyen de souscriptions publiques et dans lequel la tétralogie devait inaugurer « les représentations modèles. » A l’appel de Wagner, les donateurs, les amis, les critiques, des musiciens, des peintres, des curieux et quelques grands personnages étaient accourus dans ce coin écarté. Loin du bruit et des agitations du monde, faisant trêve pour quelques jours à leurs occupations, ils allaient trouver les conditions de recueillement requises par le maître pour l’audition de son œuvre. Les dispositions matérielles du nouveau théâtre concouraient elles-mêmes à préserver les auditeurs de toute distraction : l’orchestre était invisible, et dès que commençait la musique, la salle restait plongée dans une obscurité complète. Sans pouvoir s’égarer sur les toilettes ou les minois des spectatrices, tous les regards étaient forcément ramenés sur la scène. L’ensemble des précautions prises contre l’inattention du public était rigoureux et complet. On voulait préparer dignement celui-ci à l’initiation qui l’attendait, et pour cela on le tenait à merci, on l’isolait, on le mettait pour ainsi dire en retraite. Le dévoûment professionnel et le désintéressement des nombreux exécutans n’avaient pas fait défaut à l’entreprise. Au fond de cette cave où il était relégué, l’orchestre contenait dans ses rangs les

  1. Ce n’est pas sans deniers regrets que Wagner a renoncé aux succès hors de l’Allemagne. Dans le ridicule vaudeville intitulé : une Capitulation, il abonné une triste preuve du mécompte cuisant que lui a laissé son échec à Paris, lorsque, pour Venger les blessures de son amour-propre, il s’est acharné contre la France vaincue, la poursuivant, Jusqu’après les écrasemens de la commune, de plaisanteries dont la lourdeur et la grossièreté donnent la mesure de son goût et de sa générosité naturelle.