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procès. A l’entendre, la province serait dévastée sans sa vigilance. Il raconte en grec, langue des gens éloquens, et les bulletins du colonel feraient envie à plus d’un général. « Pas plus tard qu’hier, engagement très brillant avec la bande, à quelques lieues d’Ekatérini, dans le col que l’on voit d’ici. Après une chaude fusillade, la troupe, ayant mis les brigands en fuite, s’est repliée en bon ordre. Sotiri a été gravement blessé ; s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux et n’a qu’à se bien tenir. » Nous saurons bientôt ce qu’il faut penser de cette allégation. Sotiri manquant par malheur à la réunion, il est juste d’esquisser sa biographie telle qu’on me l’a contée à Salonique. Il est né brigand, comme on naît bottier ou orfèvre, et a longtemps exercé sa profession dans l’Olympe. Il y a quelques années, les affaires étant dans le marasme, peut-être par suite de la concurrence trop vive, il vint demander l’aman à Salonique : on le reçut en grâce, il tâta quelque peu de la tour du quai, et fut bientôt admis et appointé dans une des administrations du vilayet. On ne dit pas qu’il ait donné aucun sujet de plainte durant les deux années qu’il y passa. Dans ces derniers temps, Sotiri crut s’apercevoir qu’on le traitait avec méfiance et qu’on avait de mauvaises intentions à son endroit ; il s’aperçut avant tout que les appointemens étaient fort irrégulièrement payés. Une belle nuit du mois dernier, il se jeta dans une peyramare, traversa le golfe et aborda à Ékatérini, comme je l’ai fait cette nuit ; il laissait une lettre adressée au pacha, dans laquelle il se plaignait des torts qu’on avait eus envers lui et déclarait respectueusement qu’il allait reprendre son ancien métier.

Je reviens à mes hôtes. Comme le « colonel » achevait ses histoires, un jeune homme au type arménien prononcé, à l’air vif et intelligent, coiffé du fez, mais vêtu d’un paletot gris à la franque, se présente à moi ; c’est un employé de l’administration des forêts. Il parle avec volubilité un français très correct, et semble en le parlant jouir de sa haute supériorité sur le monde qui l’entoure. Il commence le réquisitoire habituel de tout raïa au service de la Porte contre l’administration à laquelle il appartient et contre le gouvernement en général, qui rend la tâche impossible. La satire est sanglante et la forme en est vive ; malheureusement je sais de bonne source que mon interlocuteur vit des abus qu’il dénonce, en les aggravant à son profit, et que les habiletés du serviteur sont ici plus nuisibles que l’incurie du maître. L’effendi veut bien me prévenir que l’engagement d’hier est à l’usage des étrangers, et que les brigands tués par le « colonel » se portent assez bien. Il me montre avec un geste de suprême dédain un personnage accroupi sur le divan, puis se retourne à l’appel de ce personnage et s’incline servilement devant lui, les mains croisées sur le cœur.