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Ce dernier est le mudir de l’endroit, une sorte de maire et de préfet tout ensemble. C’est un Turc de la vieille roche, bien qu’il porte la hideuse redingote de la réforme. Replié sur sa couche, il égrène un chapelet en silence, prête une oreille indifférente à ces langues étrangères, et promène sur ses subordonnés un regard d’une finesse paresseuse, chargé d’insouciance et de mépris ; on devine dans ce regard fataliste l’absence d’illusions et l’horreur de la lutte ; on sent que cet homme ne lèverait pas le petit doigt pour empêcher l’empire du monde de s’écrouler. Lui seul est digne dans tout l’entourage, et, — malgré son costume ridicule, — de cette dignité superbe et animale du fauve, qui suit son instinct, bon ou mauvais, dévore quelquefois, mais ne griffe jamais. Derrière lui, debout dans la porte, pieds nus et en redingote, deux greffiers attendent un travail qui ne vient pas, portant à la ceinture l’écritoire de cuivre où l’encre est depuis longtemps figée. — Si le vieil Ésope, revenant dans sa patrie, passait par cette salle, il rêverait d’une fable intitulée : le Chat-tigre, le Renard et le Lion endormi. Je me suis attardé à ce microcosme ; mais vraiment il y aurait là de quoi songer longtemps.

Et pourtant les sonnettes des mules m’invitent à me mettre en quête d’autres tableaux. Le « colonel » m’engage à prendre deux de ses hommes pour escorter ma petite caravane ; je choisis deux jeunes garçons d’une vingtaine d’années, à la mine robuste et décidée. On pourrait croire, après ce que j’ai dit, que c’est là une médiocre précaution ; ce serait une erreur. Comme tous les primitifs, comme les cheiks bédouins auxquels j’ai eu affaire en Syrie, les Albanais ont des idées inflexibles sur la parole donnée et l’engagement pris ; tant qu’on le paie exactement et qu’on le traite bien, l’Arnaute sert avec une fidélité de dogue et se ferait hacher en pièces avant qu’on ne touchât au voyageur dont il répond. Tous ceux qui ont parcouru l’Orient avec des cawas albanais les préfèrent pour ce métier aux hommes des autres races. Après avoir accepté mes offres, mes deux guides m’ont servi avec un zèle, un entrain, une hardiesse exemplaires. Quand, au premier poste de soldats, j’ai voulu les renvoyer et en prendre d’autres, les pauvres diables, qui n’ont pas vu la couleur d’une piastre depuis de longs mois, m’ont supplié de les garder pendant tout mon voyage, quelle qu’en fût la durée. Au bout de quinze jours de vie commune, ils auraient passé par le feu sur un signe. Voici deux garçons qui feraient les meilleurs soldats du monde, encadrés dans un de nos régimens, sous les ordres de chefs intelligens et justes ; affamés et dépravés, ils feront peut-être un jour deux bandits. Dans ce pays comme ailleurs, l’homme n’est pas l’instrument d’une destination aveugle, qui le marque pour le bien ou pour le mal ; il n’est que le produit de l’éducation, du milieu, des directions