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société civile. Tant qu’il a eu le monde pour théâtre et l’étranger pour proie il a produit des miracles d’héroïsme et d’énergie, mais lorsqu’il s’est trouvé refoulé dans l’étroit espace compris entre la mer et les Pyrénées, il s’est vu contraint de faire pâture du pays dont il avait fait la puissance ; aussi, tandis que les héros de l’individualisme ancien s’appelaient Fernand Cortez, Pizarre, Almagro, les héros de l’individualisme moderne se sont appelés Cabrera, Espartero, O’Donnell, Prim. Il a pu d’autant plus aisément se livrer à ses dégâts malfaisans que la société espagnole contemporaine, telle que la décrit M. de Mazade, en cela d’accord avec tous les voyageurs, est trop faible pour lui opposer une résistance véritablement efficace. Une grandesse encore fort respectée, mais très réduite en nombre et en importance, des masses pauvres, ignorantes et violentes, des classes moyennes clair-semées et munies de ressorts d’action insuffisans, un faible commerce et une industrie restreinte impliquant la quasi absence d’hommes ayant un intérêt considérable à faire respecter le fruit de leur travail, il n’y a là ni garanties sérieuses pour la protection d’un ordre régulier, ni élémens de défense générale contre les entreprises des ambitions audacieuses. L’individualisme n’est en soi ni un bien, ni un mal ; il est l’un ou l’autre selon le milieu où il s’exerce. Fléau d’une société faible, il sera bienfaisant au contraire dans une société fortement constituée, parce que, rencontrant partout la contrainte puissante des intérêts et des mœurs, il sera réduit à se mettre d’accord avec ces intérêts et ces mœurs, et à travailler à leur profit. Et voilà comment il se fait que, tandis qu’en Angleterre il produit de véritables miracles de dévoûment au bien général, en Espagne il a pu justifier cette parole sévère que prononçait récemment devant nous un de nos plus illustres savans : « L’Espagnol n’a pas le sentiment du devoir collectif. »

Eh bien, tout malfaisant que soit cet individualisme, nous n’osons trop en vérité le reprocher au peuple espagnol, tant il nous apparaît comme le résultat nécessaire des fatalités de son histoire. Sans doute ce peuple y est enclin par nature, mais il faut songer aussi que par un concours de circonstances vraiment inouï, il n’a jamais subi que des influences excessives, toutes faites à l’envi pour décupler l’énergie de son penchant instinctif. Il en fut ainsi dès l’origine ; les historiens n’ont-ils pas remarqué que les lois des Wisigoths accordaient au pouvoir ecclésiastique une autorité que ne lui attribuaient pas les autres codes barbares et contenaient déjà en germe la future inquisition ? Puis vint la conquête arabe qui pendant sept longs siècles établit en face l’une de l’autre deux populations rendues irréconciliables par l’opposition tranchée